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tout à coup dans le péril. M. Guizot a été plutôt après M. Casimir Perier, comme il avait été avant lui, le théoricien de la prépondérance des classes moyennes, et cette idée, il l’a développée sans Cesse dans ses discours, il s’en est inspiré nécessairement dans ses actes comme homme public. « Oui, disait-il en 1837 dans un de ses plus éloquens discours, oui, aujourd’hui comme en 1820, comme en 1830, je veux, je cherche, je sers de tous mes efforts la prépondérance politique des classes moyennes en France, l’organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilège et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830. Voilà le but vers lequel j’ai constamment marché, vers lequel je marche encore aujourd’hui...»

Rien n’est plus simple en apparence, et cependant, sous la grandeur des paroles, là était la dangereuse méprise. Si M. Guizot voulait dire que l’intelligence et la capacité ont un empire naturel dans les affaires des hommes, c’est une vérité qui n’a rien de nouveau, qui a eu ses applications sous tous les régimes et dans tous les temps, qui n’a pu recevoir qu’une confirmation nouvelle et plus étendue. Si cette idée de la prépondérance des classes moyennes avait un sens précis et politique, si elle signifiait que ces classes sont spécialement appelées à gouverner par le droit de la capacité, de l’intelligence et des intérêts qu’elles représentent, il fallait nécessairement les constituer, les « organiser, » puisque M. Guizot disait le mot, leur donner les conditions, les caractères, les privilèges d’une classe gouvernante. M. Guizot s’est défendu toujours avec vivacité de cette pensée de vouloir créer des privilégiés nouveaux. Fort bien; seulement il imposait alors aux classes moyennes le rôle le plus pénible et le plus difficile. Il les faisait à la fois prépotentes et impuissantes. Par cela même qu’il leur réservait l’action politique, il les désignait à toutes les haines, à toutes les hostilités, en les laissant de toutes parts vulnérables; il les plaçait en un mot dans cette situation où elles n’avaient aucune des forces, aucun des moyens de défense d’une classe gouvernante, et où elles en avaient tous les inconvéniens, tous les désavantages.

Et sur quoi se fondait cette présomption d’aptitude au gouvernement qui créait un droit à la prépondérance? Uniquement sur un cens électoral. C’était un fondement fragile. Je ne veux pas dire que ce ne fût un progrès en 1817, et que le cens n’ait eu longtemps sa raison d’être. C’était là malheureusement aussi un fait matériel, brutal plus encore que le suffrage universel, et M. Guizot s’exposait à ce qu’on lui dît qu’il n’aboutissait ainsi qu’à rétrécir singulièrement les bases de la monarchie constitutionnelle, et à pousser les esprits sur cette pente où, dans le naufrage de tous les titres anciens, la naissance, l’hérédité de famille, il fallait, à tout