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lent, il avait contracté assez de liens d’opinion et d’amitié pour être toujours compté; il avait l’avantage et le stimulant d’une de ces disgrâces opportunes qui relèvent un homme en attirant sur lui une attention sympathique, et de plus il restait écrivain et professeur avant de devenir à son tour orateur parlementaire. M. Guizot était auteur, comme disait M. Royer-Collard, qui pensait ne pas l’être, et qui plus tard écrivait un jour à un autre homme, à M. de Tocqueville, avec sa façon particulière de dire : « Oui, monsieur, nous différons sur un point essentiel, c’est vous qui l’avez indiqué en un seul mot : vous êtes auteur. Or je voudrais que, tout en faisant, quand il vous plaira, d’excellens livres, vous ne fussiez pas auteur. » M. Guizot, lui aussi, était auteur, même il l’a toujours été plus qu’il ne l’a cru, dans le gouvernement comme dans l’opposition, et il l’était d’autant plus qu’il avait à faire face à une honorable pauvreté. Au moment de sa disgrâce, avant de savoir ce qu’il ferait de cette indépendance qui lui était rendue, il allait passer quelque temps à la maisonnette, près de Meulan, une modeste habitation de campagne riante et entourée de verdure qu’une femme d’un caractère élevé et d’un cœur généreux, Mme de Condorcet, lui offrait sans le connaître intimement, qu’il acceptait sans embarras, et c’est là que par sa première brochure : Du gouvernement de la France depuis la restauration et du ministère actuel, il entrait dans cette campagne de dix ans où il allait devenir un des chefs de l’opinion, un des guides de la jeunesse libérale, un des maîtres dont l’enseignement retentissant a été la force et l’éclat d’une époque.

Comme M. Royer-Collard, mais avec un esprit plus actif, plus porté à s’étendre, justement parce qu’il était plus jeune et plus ambitieux, M. Guizot, dans son opposition, ne dépassait pas ce qu’on peut bien appeler la mesure doctrinaire. Adversaire résolu de la réaction qui commençait, il ne ressentait aucune amertume, aucune antipathie contre cette restauration qu’il avait servie sans arrière-pensée, et qui semblait maintenant se livrer au courant des aventures. Ghez beaucoup de ceux dont il se trouvait de plus en plus rapproché par la force des choses dans l’opposition, il y avait des haines, des préventions, d’incurables défiances, qu’il ne partageait pas. Il ne portait en lui-même ni la blessure de 1815 ni l’immortelle passion révolutionnaire. Surtout il ne conspirait pas; il voyait dans les sociétés secrètes « un héritage des temps de tyran- nie qui devient le poison des temps de liberté, » et une des choses les plus caractéristiques est ce qu’il dit lui-même de ses rapports avec ceux qui conspiraient, qui tentaient de l’attirer dans leurs rangs.

Un jour. Manuel, esprit un peu étroit, mais cœur chaleureux et