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deur à ses études favorites ; mais il ne fit paraître aucun écrit pour donner son opinion sur la situation qui était faite à son pays. Tandis qu’Eötvös, Paul Somsich, Édouard Zsedényi, le comte Antoine Szécsen, publiaient d’importans ouvrages où ils revendiquaient les droits de leur patrie traitée en pays conquis, Deák se taisait. Son silence dura dix ans. Chose étrange, c’est pendant ce temps qu’il grandit aux yeux de tous, et que son influence devint souveraine. C’est alors qu’il s’éleva à cette situation unique qui le fît l’arbitre des destinées de la Hongrie. Comment ? On ne saurait le dire. Jamais il ne parlait le premier des affaires publiques. Quand on l’interrogeait, il répondait en peu de mots. Il ne cachait pas sa pensée, mais il ne cherchait pas l’occasion de la faire connaître. Il comprenait que la réaction devait suivre son cours. Il assistait calme, indifférent en apparence, aux expériences de centralisation du ministère Bach. Il prévoyait qu’elles devaient misérablement échouer. C’est ce moment qu’il attendait. Jusque-là tout effort lui paraissait vain, toute plainte puérile. Il voyait peu de monde. Ayant vendu son domaine de Kehida, il habitait Pesth. Son plus grand bonheur était de faire du bien. Il consacrait chaque année une grande partie de ses modestes revenus à secourir des amis pauvres et à distribuer des aumônes aux familles nécessiteuses. Il avait même repris sa gaîté tranquille, et le soir venu, après une journée de travail, il aimait, en compagnie de quelques intimes, à raconter des anecdotes en fumant et en buvant de la bière. Cette attitude semblait inexplicable ; elle irritait ceux dont l’âme plus ardente ne pouvait supporter le spectacle de la patrie asservie. Son ancien collègue au ministère, Szemere, alors exilé, écrivait à ce sujet : « Deák dans sa solitude ressemble à un oracle dans une contrée maudite que nul n’ose aller consulter. » Brutus sous les Tarquins avait agi de même, seulement Deák ne conspirait pas.

Quand le cabinet de Vienne voulut reconstituer la Hongrie, il essaya de s’entendre avec Deák. C’est alors que celui-ci adressait à M. de Schmerling, ministre de la justice en ce moment, cette lettre, reproduite par tous les journaux, où il déclarait avec autant de fermeté que de convenance qu’il ne pouvait rien, parce que la façon dont le ministère voulait régler les affaires hongroises était complètement opposée à ses principes. La résistance du « sage de la patrie » (ország bölcse) n’empêcha point le ministre Bach de tenter à son tour d’échanger avec lui « quelques paroles raisonnables. » Le plan des partisans de la centralisation pouvait très bien se justifier. Que voulaient-ils ? Constituer tout simplement un état autrichien, comme il y a un état français, anglais, espagnol, accorder aux différentes provinces de l’empire les plus larges attributions pour le