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dépourvue de savoir-faire, mais en même temps accompagnée de ce sentiment de fierté légitime qui lui a fait dire aux premières pages de ses Mémoires : « Je suis de ceux que l’élan de 1789 a élevés, et qui ne consentiront pas à descendre... » M. Guizot a de bonne heure visé haut dans ses ambitions pour lui-même et pour sa classe, de bonne heure il a senti en vrai fils de 1789, en fils émancipé appartenant à une génération nouvelle, disposé à s’établir en régulateur et en modérateur dans les irrévocables conquêtes de la révolution française, et ici tout a son importance dans les origines de cet éminent esprit.

Quand M. Guizot arriva pour la première fois à Paris, en étudiant obscur, vers 1807, il avait à peine vingt ans; il est né le 4 octobre 1787. Il avait vu son père, homme de loi estimé à Nîmes, périr de la main du bourreau pour n’avoir pas voulu suivre la révolution jusque dans ses excès, et il venait de Genève, où sa mère s’était réfugiée après la terreur, où il avait passé lui-même une enfance sérieuse, tout occupée de fortes études. Il arrivait jeune et inconnu, non plus dans ce Paris remué et grondant de la révolution, tel que Benjamin Constant l’avait vu douze ans auparavant, à son entrée, au lendemain des journées de prairial, mais dans un Paris pacifié et soumis. L’empire était alors dans sa toute-puissance. Que restait-il de cette révolution dont 1789 avait été la merveilleuse aurore, et qui avait déjà parcouru tant de phases diverses? Tout et rien; à côté d’institutions civiles fortement organisées, une absence complète de vie publique, la fatigue ou le dégoût des agitations, l’ordre pour satisfaire les âmes affamées de repos, la gloire pour rehausser la servitude, enfin l’égalité sous un maître. L’empire n’était point une société, c’était une vaste hiérarchie de fonctionnaires et de soldats surmontée d’un homme pensant, agissant et parlant seul pour le pays, réduit à obéir et à se taire. Il n’y avait plus aucune place pour la politique dans cette puissante machine fonctionnant en silence sous des dehors éclatans. Les libertés de l’esprit n’avaient d’autres refuges que quelques-uns de ces salons décrits par M. Guizot, les réunions de la Décade philosophique, les salons de Mme de Rumford, de Mme d’Houdetot ou de Mme de Tessé, de M. Suard ou de l’abbé Morellet : asiles épars et discrets où se retrouvait quelque chose des goûts, des idées, des mœurs du XVIIIe siècle, où passaient tour à tour des survivans de l’assemblée constituante, des écrivains, des philosophes, et où, à défaut d’une opposition directe qui n’eût point été permise, régnait une certaine indépendance de pensée et de conversation.

C’est par cette porte des salons de Mme de Rumford et de M. Suard que M. Guizot entrait dans le monde. Il y trouvait des relations