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dans diverses occasions, pot-de-vin payé par le vendeur quand on achète la rogue, par l’armateur quand la pêche atteint un certain chiffre, quand on règle les comptes. Le vin est l’inséparable condition de tous les contrats, et il est consommé tout de suite ; on ne l’emporte pas chez soi. On dirait qu’au sortir de sa barque le pêcheur, qui n’avait pris avec lui le matin que du pain sec et de l’eau, veut se récompenser de l’abstinence subie. Le soir, les libations sont accompagnées d’un repas, le repas de l’équipage, qui se fait à l’auberge et qu’on appelle gaudriade, peut-être du mot latin gaudere, se réjouir. Chaque homme fournit son vin, il fournit aussi son poisson, car dans la pêche des sardines tous reçoivent une part en nature de 40 sardines par millier. En fait de vin, les hommes regardent leur droit comme si exclusif qu’à la Turballe, où l’on admet les femmes chargées de préparer la gueldre sur un pied de parfaite égalité pour le partage du gain, on réduit leur salaire en vin à une demi-bouteille. Il est rare qu’on mette en réserve des bons de vin, même quand ils sont le plus nombreux, grâce à la réussite de la pêche. Ce n’est pas cependant que dans ces cas le chef de famille ne pense qu’à lui, et vive dans l’abondance au dehors, tandis qu’on jeûne au logis. L’argent ne lui tient pas plus dans la main chez lui qu’à l’auberge. Ce qui est sacrifié, ce qui est complètement mis en oubli, c’est la pensée du lendemain. On ne se préoccupe ni du temps où la pêche cessera, ni des éventualités qui en peuvent paralyser les résultats. En fait de prévoyance, on a presque tout à apprendre.

Au milieu de cette population vivant au jour le jour, on avait songé à établir une société de secours mutuels d’un genre particulier. L’institution aurait fait des avances pour des constructions nouvelles, pour le remplacement des bateaux perdus à la mer, pour secours aux familles dont les chefs auraient péri victimes de leur dangereux métier. En ce qui concerne les visites de médecin et la vente des médicamens à prix réduits, elle aurait rempli la tâche d’une société mutuelle ordinaire. Cette idée, excellente sous tous les rapports, avait été mise en avant par le commissaire de marine du Croisic, si bien en mesure de connaître la situation des pêcheurs. Le projet cependant n’a pu sortir de la phase des pourparlers. S’il n’a pas trouvé les pêcheurs favorables, ce n’est point parce qu’on leur demandait une cotisation de 25 centimes par semaine durant la saison de la pêche des sardines ; c’est plutôt parce qu’on réclamait en outre l’abandon d’un pot-de-vin par jour, abandon désirable, puisqu’il aurait indirectement profité à la famille. Le refus sur ce dernier article venait moins toutefois d’une résistance aveugle que d’un raisonnement erroné. On craignait qu’il ne