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possibilité d’un désastre, Rooke remit à ses capitaines des plis confidentiels qu’ils ne devaient ouvrir qu’au dernier instant, et dans lesquels il leur ordonnait de briller leurs vaisseaux, si, après avoir épuisé toutes leurs munitions, ils se croyaient en danger d’être pris par les Français. Tous ses capitaines étaient partis lorsque sir Cloudesly Shovel, qui se retirait le dernier, rentra tout à coup dans la chambre de l’amiral et lui proposa un plan tout nouveau pour la tactique de cette époque. L’objet de l’escadre anglaise ne pouvait être de brusquer le combat, car c’était une espérance hasardée que de croire décider promptement l’action avec très peu de munitions, en ayant devant soi une flotte telle que la flotte française. Son but unique devait être de couvrir Gibraltar. La brise soufflait du sud, la flotte anglaise courait en ligne oblique sur l’avant-garde du comte de Toulouse. Il fallait continuer le plus longtemps possible cette route, qui permettait aux vaisseaux de se servir de tous leurs canons, puis, parvenu à une certaine distance, lui, Shovel, arriverait vent arrière avec son avant-garde, couperait de force la ligne française, et, suivi du corps de bataille de l’amiral Rooke, la doublerait sous le vent, la mettant ainsi entre deux feux pendant toute la durée de l’évolution. La bataille serait alors gagnée, ou dans le cas contraire la flotte anglaise, se trouvant entre l’ennemi et Gibraltar, pourrait toujours lui en intercepter le chemin et s’y réfugier au cas où les munitions manqueraient. Ce plan adopté, l’amiral Shovel se rendit à son poste pour le réaliser. Ce fut l’exécution qui le trahit. Les vaisseaux de son escadre, marchant mieux sous l’impulsion du vent arrière, se séparèrent rapidement de ceux qui les suivaient. Un vide se fit entre l’avant-garde anglaise et le corps de bataille. Villette-Mursai, apercevant cet espace libre, conçut le projet, analogue à celui de l’amiral Shovel, de serrer le vent, de couper la ligne anglaise, de virer après l’avoir coupée, et, la prolongeant de l’autre bord, de la mettre entre deux feux. Signalant aussitôt ce mouvement au comte de Toulouse, qui l’imita, il commença sa manœuvre. L’amiral anglais, se voyant alors devancé, redressa sa ligne. Rooke se hâta de combler le vide, et les deux flottes ennemies, toutes deux alors au plus près du vent et aux mêmes allures sur des lignes parallèles, engagèrent l’action.

Le rôle des amiraux était fini. Ce ne fut plus qu’un duel immense où chaque vaisseau choisit son adversaire, où l’intrépidité et le coup d’œil de chaque commandant eurent à décider le succès. Au corps de bataille, le Royal-Catherine attaque par deux fois le Foudroyant, et deux fois est obligé de plier. Le feu est terrible. D’Estrées, sans cesse aux côtés du comte de Toulouse, sur lequel il a promis de veiller, est admirable de sang-froid. Son maître d’équi-