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ment en dehors de notre manière d’envisager les conditions de la guerre, qu’il est nécessaire d’esquisser ces singulières physionomies. Les deux adversaires se valaient. Tous deux avaient fait leur apprentissage nautique dans les périlleuses aventures de la marine de course. On va voir quels capitaines se formaient à cette rude école, où les escadres d’Angleterre et de France commençaient à recruter des auxiliaires et souvent des chefs. Ducasse avait en Amérique le nom le plus populaire et le plus aimé. Fils d’un marchand de jambons de Bayonne, il s’embarqua jeune, et se fit flibustier. Son audace, son intelligence, son humanité, une sorte de probité chevaleresque, le firent remarquer de ses terribles camarades. Plus tard Ducasse entra dans la marine royale. C’était à lui et à ses anciens compagnons enrôlés à sa voix qu’en 1697 Pointis avait dû en grande partie la prise de Carthagène. Nommé après le départ de Pointis gouverneur de Saint-Domingue, il fit la prospérité de cette île; les divers établissemens anglais et la Jamaïque tremblaient au souvenir de ses descentes. Puissamment riche, il maria sa fille au marquis de Roye, capitaine de vaisseau et beau-frère de Pontchartrain. Ce fut peut-être à ce mariage qu’il dut de pouvoir défendre les colonies sans être gêné dans sa liberté d’action. Il devait plus tard recevoir du roi d’Espagne la Toison d’or, peu habituée, dit Saint-Simon, à tomber sur de pareilles épaules.

Quant à Benbow, les débuts heureux de cet amiral dans la marine anglaise se rattachaient à un fait qui annonçait autant d’audace que d’excentricité. En 1686, Benbow, qui ne commandait encore qu’un bâtiment marchand, fut attaqué par un corsaire barbaresque plus fort que lui. Il se laissa aborder; mais les assaillans furent bientôt forcés d’abandonner son navire, où ils laissèrent treize des leurs. Le capitaine anglais fit jeter les treize cadavres à la mer après en avoir fait couper les têtes, qu’il conserva soigneusement dans de l’eau salée. A son arrivée à Cadix, il les fit mettre dans un sac. La douane voulut visiter le sac, Benbow s’y refusa, disant qu’il ne contenait que des provisions pour son usage. Force lui fut alors de se rendre devant les magistrats, qui vinrent aisément à bout de sa feinte résistance. On juge de la stupéfaction des Espagnols quand les treize têtes roulèrent sur le plancher. Cette aventure fit du bruit et arriva jusqu’au roi d’Espagne, qui désira voir Benbow, lui fit un riche présent et en écrivit au roi d’Angleterre. Jacques II donna aussitôt à Benbow le commandement d’un navire. Depuis cette époque, la fortune du hardi capitaine ne se démentit pas. Il se distingua successivement dans les expéditions contre Dunkerque et Saint-Malo, et fut tenu en singulière estime par le roi Guillaume III. Ce prince le choisit quand il fut question d’envoyer un amiral aux