Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concilier en maintenant intactes les libertés constitutionnelles qu’il considérait comme le fondement de l’existence de la Hongrie. Les hommes du pouvoir, les chefs du parti conservateur, s’inclinaient eux-mêmes devant lui, et quand il joua ce rôle extraordinaire pour lequel il semblait prédestiné, il n’avait que trente-six ans.

Un des amis de Deák, L. Töth, nous a tracé de lui à cette époque une vive esquisse. Nous sommes à Presbourg, et la diète est réunie. — Entrons dans le local de ce club, rempli d’une épaisse fumée de tabac, où les députés de l’opposition se réunissent presque chaque soir pour s’entendre sur la marche à suivre dans les débats parlementaires. Demain il y aura une séance importante, car un rescrit impérial est arrivé de Vienne, et il s’agit d’y répondre. L’animation est extrême, l’orgueil national est blessé. On en veut à notre indépendance, s’écrie-t-on de toutes parts; on prétend asservir le libre royaume de saint Etienne. Ces libertés que nous avons su conserver contre trois siècles d’attentats successifs, on veut nous les ravir aujourd’hui, pacifiquement, lentement, doucereusement; mais le sang de nos pères coule encore dans nos veines, et Rákóczi n’est point oublié. — Ainsi parlent les plus exaltés. D’autres prêchent la modération, sans parvenir à se faire écouter. La discussion est brillante, mais elle flotte au hasard. Autant de têtes, autant d’avis différens. Impossible de s’entendre. En ce moment entre dans la salle un homme jeune encore et d’apparence robuste. Sur ses larges épaules s’élève, supportée par un cou assez court, une tête ronde pleine de bonhomie et d’humour. D’épais sourcils ombragent des yeux gris où la malice le dispute à la bonté. Rien en lui n’indique l’orateur. Ses vêtemens sont noirs, propres, mais d’une coupe un peu ancienne. Il tient à la main une grosse canne à pommeau d’ivoire. On dirait un bon bourgeois de Presbourg venant prendre au cabaret son verre de bière quotidien. Il va s’asseoir sur un canapé; il s’y installe à son aise, sans façon, et allume un nouveau cigare à celui qu’il vient de finir. Il suit d’abord la discussion avec une attention sérieuse ; puis, comme on semble attendre son avis, il parle à son tour. Il s’exprime simplement, comme s’il causait. Il expose en peu de mots l’objet du débat. Il montre les points sur lesquels tous sont d’accord et le but qu’on veut atteindre. Il indique avec précision les moyens de réussir, le côté faible par où il faudra attaquer l’adversaire, les concessions qu’on peut lui faire, les droits qu’il faut maintenir à tout prix. Il égaie cette déduction, serrée comme la démonstration d’un théorème, de plaisanteries familières, d’anecdotes, de comparaisons. A cette vive et égale clarté, les sophismes se dissipent, les fureurs se calment, les imaginations magyares se dégrisent. Le bon sens a