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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


devant la forteresse de Karanovatz et en chasse la garnison turque. Au mois de janvier 90, il prend d’assaut la ville dont le nom fait battre les cœurs serbes, Krouschevatz, la résidence des vieux rois, le sanctuaire des dynasties nationales. Les églises des Nemanja, si longtemps profanées par les Turcs et converties en écuries, retentissent d’actions de grâce à la louange du Christ.

Que de promesses dans ce premier élan ! La politique européenne vint tout arrêter. Ce n’est pas seulement de nos jours qu’on se préoccupe de sauver l’empire ottoman pour faire obstacle à l’ambition moscovite. La diplomatie du xixe siècle, en poursuivant ce but, est bien obligée de compter avec les plaintes des populations chrétiennes, et de là les difficultés de sa tâche. D’une part soutenir les opprimés, de l’autre empêcher que cette juste cause ne soit exploitée par des intérêts égoïstes, l’entreprise est périlleuse. Le dernier siècle avait moins de scrupules. D’ailleurs qui connaissait les Serbes, qui pouvait s’intéresser à la patrie des Douschan, des Lazare, si vaillamment reconquise par les corps francs ? Les puissances maritimes de l’Occident, l’Angleterre et la Hollande, virent avec effroi cette marche de la Russie vers le Bosphore. Est-il vrai que la Prusse, visant dès cette époque à pousser l’Autriche vers le Danube et l’Orient, ait essayé de la soutenir contre les réclamations de l’Angleterre ? M. Ranke l’affirme, et, si le fait est prouvé, ce serait là, pour le dire en passant, un curieux indice des conceptions qui dirigent depuis Frédéric le Grand la politique prussienne. Quoi qu’il en soit, les négociations diplomatiques arrêtèrent la marche victorieuse de la Russie et de l’Autriche. Le statu quo serait-il maintenu ? obligerait-on la Turquie à faire des concessions ? Tel était le fond du débat. Ces concessions étaient nécessaires, il est évident que l’humanité les exigeait ; comment, dans quelle mesure, avec quelles garanties les imposer ? Tout cela demandait une longue étude, et pendant ce temps les événemens prodigieux qui agitaient la France et l’Europe réclamaient l’attention des cabinets. On résolut de couper court au règlement des affaires de Turquie ; le traité qui terminait la lutte et rétablissait le statu quo ante bellum fut signé à Sistova le 4 août 1791. N’importe, cette campagne manquée n’avait pas été infructueuse pour les Serbes, puisqu’ils s’étaient mesurés avec leurs tyrans, et qu’à leur naturelle bravoure ils avaient ajouté les ressources de la discipline militaire. On raconte qu’un des commissaires turcs auxquels les impériaux remettaient les forteresses prises pendant la guerre, voyant sortir une compagnie serbe en bon ordre, ne put retenir une exclamation de surprise où se mêlait un sentiment d’effroi : « Voisins, voisins, ah ! qu’avez-vous fait de nos raïas ? »