Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
112
REVUE DES DEUX MONDES.


Marko ; les haïdouks, deux faits surtout frappent singulièrement, d’abord l’explication de cette défaite de Kossovo qui mit fin à l’indépendance de la vieille Serbie, ensuite le rôle attribué à Marko Kralievitch, c’est-à-dire à un personnage fort équivoque dans l’histoire réelle, grand batailleur, mais grand traître, qui tour à tour servit ou combattit les Turcs, tour à tour trahit et consola sa patrie.

Quel est donc, selon les héroïques rapsodes, la cause de la défaite de Kossovo ? Une cause toute religieuse. Un faucon à tire-d’aile est arrivé de Jérusalem à Kossovo, tenant dans ses serres une hirondelle légère. Ce n’est pas un faucon, c’est le grand saint Élie, et ce que saint Élie apporte au prince des Serbes, ce n’est pas une hirondelle, c’est une lettre de la Vierge. « Lazare, illustre chef, veux-tu l’empire du ciel ou l’empire de la terre ? Si tu choisis l’empire terrestre, fais seller les chevaux, fais serrer les sangles, et lance tes guerriers, sabre en main, sur l’armée des Turcs ; tous les Turcs périront. Si tu choisis l’empire céleste, construis une église à Kossovo, non pas une église de marbre, mais une église de soie et d’écarlate, la vaste église des tentes guerrières ; puis fais communier l’armée et range-la en bataille. L’armée succombera tout entière, et toi, prince, avec elle tu périras. » Lazare médite longuement, le roi et le saint se livrent un combat dans son cœur, il se décide enfin. « L’empire de ce monde est pour peu de temps, l’empire du ciel dure dans les siècles des siècles. » Il érige donc à Kossovo le mystique temple dont lui parle le message divin, le patriarche de Serbie vient d’arriver avez douze évêques, l’armée communie, la bataille s’engage ; mêlée terrible ! Les Turcs paient cher leur victoire, mais Lazare avec tous les siens, Lazare avec son immense armée est couché sur le flanc dans le temple de Kossovo. La vieille Serbie n’est plus qu’un souvenir.

Ainsi c’est librement que la Serbie est tombée ; elle a préféré le ciel à la terre. Vous comprenez l’intention du rapsode inspiré par les moines, qui sait ? du moine peut-être, du moine enthousiaste et pieux qui dans la défaite même de son pays veut trouver un motif d’orgueil et d’espérance. Elle est vraiment belle, cette explication de la journée fatale. Ne croyez pas qu’il y ait là un sentiment de résignation inerte. Ce poète, quel qu’il soit, n’est pas de ceux qui psalmodient quand il faut agir. Lazare sait qu’il succombera, qu’importe ? il se bat comme un lion, et le sultan des Osmanlis mordra la poussière à ses côtés. Avec quelle émotion le chantre populaire glorifie les héros tombés dans la bataille ! avec quelle indignation il flétrit les traîtres qui ont donné la victoire aux Turcs ! Il oublie que cela devait être, que Lazare avait librement consenti à son héroïque défaite ; il oublie la religieuse consolation qu’il pro-