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à leur rappeler sans cesse leur servitude et leur néant. Certes, malgré ces prescriptions outrageantes, il pouvait bien leur arriver de monter un cheval dans la campagne, ne fût-ce qu’un cheval de labour. S’ils entrent dans une ville, il faut aussitôt mettre pied à terre. Un Turc, le premier venu, les appelle, leur donne des ordres ; il faut obéir. On les insulte, on les frappe ; il faut souffrir en silence. La moindre résistance est punie des peines les plus dures. Dans les champs même, sur les routes, aux environs de la ville, si un Serbe rencontre un Turc, il doit s’arrêter aussitôt ou s’écarter la tête basse. Il avait peut-être, le malheureux, une arme légère à sa ceinture, un poignard, un couteau, quelques pouces de fer, de quoi tailler une branche d’arbre ou se défendre contre les malfaiteurs ; qu’il la cache au plus vite, sinon il pourrait bien être traité en rebelle et conduit au pal.

Le peuple serbe, comme tous les Slaves, a des trésors de résignation. Sa foi le soutient, son espérance lui parle de jours meilleurs ; il souffre, et il attend. Comment s’étonner toutefois que de telles indignités exaspèrent des milliers d’hommes ? Dans cette race si douce, il y a des cœurs indomptables, et les montagnes sont là qui les appellent. Quiconque est cité devant le cadi, quiconque se sent menacé par le pacha trouve là un refuge assuré ; les forêts sont si épaisses, les montagnes si hautes ! et que de défilés, que d’abris, que de remparts ! Ce sont des forteresses que ces blocs de rochers, les forteresses natales, dont l’étranger ne connaît pas les abords. L’opprimé s’enfuit donc, gagne la forêt prochaine, s’élance vers les cimes, et va se joindre aux haïdouks. Les haïdouks sont les brigands serbes. Sans doute, bien avant la conquête, les montagnes de Serbie avaient pu être infestées par des gens qui vivaient de brigandage ; c’est l’histoire de tous les pays de montagne aux temps de barbarie. S’il reste encore des traces de ces désordres dans des contrées comme l’Italie et l’Espagne, il est tout simple que l’ancienne Serbie n’en fût pas délivrée, même après les règnes de Douschan et de Lazare. Une fois les Serbes courbés sous le sabre ottoman, les choses prennent un autre caractère. Du xve siècle au commencement du xixe, les haïdouks ne sont plus des bandits ordinaires. Ne les comparez ni aux fuorusciti de l’Apennin, ni aux bandolieri des sierras ; les derniers défenseurs de l’indépendance nationale viennent chaque jour grossir leurs rangs. Les héros mêlés aux brigands finissent par les élever jusqu’à eux. Une guerre de montagne s’organise sur mille points à la fois, guerre funeste aux Turcs, funeste aussi, on doit l’avouer, aux paisibles populations des villages serbes, car ce sont elles qui paieront pour les coupables, si quelque riche convoi des pachas est tombé aux mains des haï-