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II.

On vient de voir la formation, la grandeur, la chute soudaine de l’empire serbe ; on l’a vu frappé au cœur en pleine vie, en plein essor, au moment où il allait toucher le but. Quel contraste entre ces années d’activité glorieuse et la période qui va suivre ! Un voyageur du xvie siècle rapporte que les Serbes des environs de Belgrade lui apparurent comme de misérables captifs portant toujours la tête basse. De nos jours même, il y a vingt-cinq ans, M. Blanqui écrivait ces mots : « J’avais fait connaissance en Afrique avec la barbarie musulmane, et je la reconnus à ses œuvres dans Belgrade. Je retrouvais dans le faubourg de cette ville habitée par les Turcs la même hideuse physionomie que j’avais déjà observée à Koleah, à Blidah et à Constantine. Les costumes de l’Orient ne m’apparaissaient plus que comme la livrée de la misère et du fanatisme[1]. Si cela est vrai de tous les sujets de la Porte, même après un Selim, un Mahmoud, après ces souverains qui voulurent être, non pas les sultans des Turcs, mais les empereurs d’Orient, qu’était-ce donc pour les Serbes vaincus au lendemain de la conquête ?

On ne saurait imaginer un tableau plus navrant que celui-là. Certes les orthodoxes ne soupçonnaient point ce qui les attendait quand ils préféraient les Turcs aux Latins. L’église catholique du moyen âge, dit M. Ranke, même aux époques de ténèbres et de barbarie, n’opprimait les dissidens que pour les convertir à ses dogmes ; l’islamisme est fondé sur la distinction des croyans et des infidèles, les uns qui doivent régner, les autres qui doivent servir. L’islamisme ne cherche pas à convertir, même par le sabre ; il croit posséder la vérité, cela lui suffit. Bien plus, s’il n’y avait pas d’infidèles, comment vivrait-il ? C’est le Coran qui a dit : « Celui que Dieu abandonne à l’erreur, tu essaierais en vain de l’éclairer. » C’est aussi le Coran qui assure aux soldats de Mahomet la jouissance de la terre. Un peuple croyant et dominateur, un peuple infidèle et condamné à nourrir son maître, tel est l’idéal de l’état d’après la foi de l’islam. L’église chrétienne, avec ses trésors de vie, a enfanté les grandes nations de l’Occident ; l’islamisme ne pouvait que détruire celles d’Orient.

La tolérance des Turcs reposait donc sur l’intérêt politique autant que sur le mépris de l’infidèle. C’est ainsi que les Serbes, aux premiers temps de la servitude, conservèrent leur organisation ecclésiastique, leur patriarche et leurs évêques. Des événemens dont

  1. Voyage en Bulgarie pendant l’année 1841, par M. Blanqui, membre de l’Institut de France ; Paris, 1843, p. 66.