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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


soient, tiennent donc l’une à l’autre, relèvent l’une de l’autre, agissent l’une sur l’autre à travers les âges, elles sont enfin toutes les deux l’expression de la société romano-germanique, tandis que l’église orthodoxe, au milieu des misères qui la dégradent, emprunte sa force à son immobilité, c’est-à-dire au génie même de l'Orient. Les moines d’Occident étaient des pionniers infatigables ; les moines d’Orient n’ont jamais été que des contemplatifs : Les couvens, aujourd’hui que tout est changé, sont des exceptions dans l’Europe occidentale, et tout au plus les ambulances d’une armée en campagne ; l’Orient sera toujours le pays des cloîtres. Fallmerayer a tiré de là toute une philosophie de l’histoire ; il a montré la société slave, qui grandit en face de la société romano-germanique, et il a essayé de prouver que c’était là non-seulement un drame politique, mais un drame religieux. On verra par la suite de ce récit que la Serbie du xixe siècle a pris du moins une place distincte dans le drame religieux annoncé par Fallmerayer, puisque le prince Milosch y a établi la liberté des cultes, et que protestans ou catholiques y sont assurés des mêmes droits que les orthodoxes. Pour qui cherche dans le passé les indications de l’avenir, il est permis d’espérer que le souple génie des Serbes saura se préserver religieusement et politiquement des dangers où pourrait l’entraîner l’influence moscovite.

Ainsi écartons le problème soulevé par certains publicistes, ne cherchons plus si la Serbie des premiers temps eût mieux fait de s’attacher à l’église latine, et par l’église latine à la société occidentale. Ce qui a été devait être. La Serbie a suivi sa pente ; nation orientale et destinée à jouer un rôle en Orient, c’est le christianisme de l’Orient qui est devenu le sien. Pour apprécier son esprit, il nous suffit de savoir que, par ses rapports avec l’Italie et l’Allemagne, elle a été dès le moyen âge une sorte d’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient. Qui pourrait d’ailleurs regretter l’attachement des Serbes à l’église orthodoxe en voyant ce que cette église a fait pour les fils de Douschan et de Lazare ? Pendant cinq cents ans de servitude, c’est elle qui a empêché la vie nationale de s’éteindre. Ni la barbarie ottomane ni ses propres misères n’ont pu altérer sa foi. Au fond de ses ignorances et de ses superstitions, l’étincelle sacrée vivait toujours. La vieille église avait consacré les vieux rois, elle était prête à saluer les dynasties nouvelles. Sans cette tradition invincible, sans cette foi et cet espoir, les deux pâtres, les deux gardeurs de pourceaux, Kara-George et Milosch, auraient pu être d’héroïques chefs de bandes ; ils n’auraient pas rassemblé les tronçons de ce peuple et ressuscité les morts.