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« J’établirai la religion catholique romaine. » — Alors Brankovitch va trouver le sultan. — « Si tu es vainqueur, que feras-tu de notre église ? — Auprès de chaque mosquée, dit le sultan, il y aura une église, et tout habitant sera libre de se prosterner dans l’une ou de faire ses signes de croix dans l’autre. » On voit ici l’opinion répandue alors dans tout l’Orient qu’il valait mieux conserver sa foi sous les Turcs que de la perdre sous les Latins. La même idée reparaît en toute occasion, dans l’histoire comme dans la légende. La belle-fille de George Brankovitch, Hélène Paléologue, veuve de Lazare Georgevitch, avait cru pouvoir sauver ce qui restait encore de l’ancienne Serbie en offrant au pape la soumission religieuse de ses sujets ; le peuple s’indigna de cette trahison, et fit appel aux Turcs. C’est là un exemple entre mille. Qu’elle était profonde, solide, tenace, l’aversion des chrétiens orientaux pour les chrétiens de l’église latine ! Et pour expliquer cette haine suffit-il de rappeler la croisade de 1204, la prise de Constantinople, les dévastations des vainqueurs, l’établissement des Latins en Morée ? Des historiens affirment que les Byzantins s’en souvenaient encore deux siècles plus tard, lorsqu’ils aimaient mieux voir dans Sainte-Sophie un turban de muphti qu’un chapeau de cardinal ; on peut croire pourtant que ce ne fut pas là une impression unanime, et il semble que ces tristes souvenirs auraient dû s’effacer en présence des hordes asiatiques. La vraie cause de cette haine poussée ici jusqu’à l’aveuglement, c’est l’opposition fondamentale des deux esprits, de l’esprit de l’Orient et de l’esprit de l’Occident, éclatant au sein du christianisme.

De tous les écrivains qui ont traité ces questions, Fallmerayer est celui qui me paraît le plus voisin de la vérité. Quand nous apprécions l’église grecque, nous nous rappelons surtout les subtilités byzantines, les chicanes des Grecs dégénérés ; il y a autre chose dans l’église d’Orient, je dirai volontiers dans l’église des peuples slaves, et l’élément que nous oublions, c’est le caractère même de ces peuples enfans, peuples naïvement et paisiblement religieux, peuples qui aiment l’immobilité comme l’Occident aime l’agitation et la vie. À considérer ces choses d’un peu haut, on s’aperçoit bien vite que catholiques et protestans de l’Europe occidentale représentent deux aspects divers d’un même esprit ; le catholicisme du moyen âge avec sa scolastique hardie, ses systèmes innombrables, ses transformations continuelles, a enfanté le protestantisme du xvie siècle, car le protestantisme n’a pas été seulement une révolte fortuite contre le paganisme italien de la renaissance, il a été surtout une évolution de la pensée chrétienne dans cet Occident toujours en travail. Les deux communions, si divisées qu’elles