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défaite connue et avérée il n’a plus hésité. Le premier ministre s’est évanoui subitement, et le tacticien s’est réveillé en lui. Il a fort habilement compris qu’affronter dans le parlement même une lutte dont le dénoûment était connu d’avance, c’était aggraver sa défaite. À se présenter ainsi, il perdait ses derniers avantages ; il était obligé de produire un programme qui pouvait devenir un embarras, il se trouvait réduit à défendre une place démantelée, tandis qu’en s’effaçant, en redevenant le chef de l’opposition sans avoir eu à s’expliquer, il laissait à ses adversaires le fardeau d’une situation difficile ; il reprenait le rôle d’agresseur brillant et incommode à la tête du parti conservateur dans le parlement. C’est là sans nul doute la clé de cette crise ministérielle survenant avant l’heure. M. Disraeli a voulu se réserver et se relever à demi par une retraite habile.

Le successeur de M. Disraeli était naturellement désigné. C’est évidemment pour la forme que la reine a d’abord appelé lord John Russell. Déjà avancé en âge, retiré dans la chambre des lords, le comte Russell ne peut plus guère jouer qu’un rôle d’honneur dans un ministère. Le vrai premier ministre porté en quelque sorte au pouvoir par le flot libéral, c’était M. Gladstone, et c’est M. Gladstone en effet qui est resté définitivement chargé de former le nouveau cabinet, où il entre lui-même comme premier lord de la trésorerie. Jamais homme à coup sûr n’est monté plus simplement, plus grandement et par un plus légitime effort au pouvoir. M. William Gladstone a un peu moins de soixante ans aujourd’hui, il est encore dans la force du talent. Il y a trente ans déjà qu’il entrait dans les affaires publiques ; à vingt-trois ans, il était élu membre du parlement par l’influence du duc de Newcastle. Vers 1835, sir Robert Peel l’attachait comme sous-secrétaire d’état des colonies à son administration. Depuis cette époque, il a parcouru tous les degrés, et il a exercé notamment avec éclat les fonctions de chancelier de l’échiquier, qu’il occupait encore en 1866, dans le dernier cabinet de lord Russell. M. Gladstone n’a pas été toujours libéral ; il a commencé par être tory, et il a écrit autrefois sur l’état considère dans ses relations avec l’église un livre d’un esprit bien différent de celui qui l’anime aujourd’hui. Détaché peu à peu de son ancien parti au risque de se voir abandonné à un certain moment par l’université d’Oxford, dont il était le représentant, il a flotté pendant assez longtemps entre les opinions diverses. Ce n’est que depuis dix ans qu’il est entré définitivement dans la voie libérale, et il s’y est engagé en véritable Anglais qui reconnaît là puissance des choses, sans craindre de désavouer ses opinions d’autrefois. Son talent, la part qu’il a prise aux discussions du bill de réforme, ses récentes propositions sur l’église d’Irlande, tout le désignait désormais au poste de chef d’une administration libérale depuis la mort de lord Palmerston et la retraite de lord John Russell à la chambre des