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ouvriers ont donné un démenti à leurs théories découragées, les faits ont condamné les sceptiques. Au siècle dernier, nous n’étions pas si avancés. Voltaire redoutait les écoles pour les pauvres gens, il en établissait cependant. Diderot, qui avait la foi, crut que le savoir était bon pour tous : c’est là une de ses gloires, et non la moindre. Si le savoir devient une des plus urgentes nécessités de l’artisan qui habite les villes, il lui faut avant tout une certaine connaissance du dessin. Les industries qui appellent le concours du dessin sont en effet si nombreuses, qu’on aurait plus vite fait d’énumérer celles qui peuvent à la rigueur s’en passer que de mentionner celles qui ont un besoin constant du sentiment de l’art. Qu’on se rappelle ce que sont devenues les industries dans les pays et aux époques qui ont vu l’art fleurir librement. Quand vint la renaissance italienne, il n’y avait pas, pour ainsi dire, — et c’est à cela qu’il faut arriver aujourd’hui, — de ligne de démarcation entre l’artiste et l’artisan. Cellini ciselait un bijou d’argent ou d’or, pétrissait d’argile un corps de déesse de grandeur naturelle. Il faisait tour à tour métier d’orfèvre ou de statuaire, et Raphaël de son côté préparait avec soin les dessins que dans les Flandres exécutaient les manufactures de tapisseries.

Ces époques glorieuses qui produisent en abondance les œuvres pacifiques où apparaît la grandeur de l’esprit humain, nous pouvons les revoir encore : mais on peut affirmer déjà qu’elles ne sont plus possibles aux mêmes conditions que dans les siècles passés. L’art ne sera plus, comme un parc de grand seigneur, soigneusement enclos et réservé à un petit nombre. On le veut maintenant accessible à tous ; il faut que le regard du plus humble passant puisse librement y pénétrer ; il faut, non pas que l’art se vulgarise, personne n’aurait rien à y gagner, mais que les abords en soient rendus plus faciles à quiconque est capable d’être touché par le beau, ou d’en concevoir l’utilité. Il ne, s’agit plus de société où, comme dans celle des Grecs, pour ne prendre que le plus merveilleux développement des facultés esthétiques dans un groupe d’hommes, une aristocratie élégante et riche savoure en ses délicats loisirs la contemplation de belles œuvres. Il ne s’agit même plus de cette société qui signala le déclin du moyen âge, et où les artistes avaient mission de charmer l’existence encore à demi barbare de leurs puissans protecteurs par le luxe le plus gai et en même temps le plus élevé qui existe, celui des choses de l’art. On comprend confusément que chacun doit participer aux jouissances que procure la vue du beau, qu’il est désirable et utile que personne n’en soit privé, et qu’on s’achemine vers une sorte de renaissance démocratique. L’état ne peut guère aujourd’hui déterminer le mouve-