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de haut sur 40 de large, pourquoi ne serais-je pas en droit d’exiger de vous six fois plus de génie que je n’en exige d’un tableau qui n’a que 3 pieds ? Je suis loin de méconnaître le talent de toiles comme le Triomphe du Christ et autres, et encore moins de méconnaître le prodigieux travail qu’elles ont exigé ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer que le résultat obtenu n’est pas en proportion d’un tel effort, et j’en conclus que l’ambition du peintre n’était pas non plus en proportion avec son génie. Oh ! que le vrai génie est exempt de semblables ambitions ! Voyez Rembrandt. Celui-là fut un véritable novateur, non-seulement parce qu’il illumina ses toiles des magies encore inconnues avant lui du clair-obscur, mais parce qu’il réalisa pour son pays et son époque le projet que Wiertz avait rêvé de réaliser pour le sien, et cela, il le fit sans crier gare, sans prévenir ses contemporains, et beaucoup sans doute à son insu : toute l’interprétation démocratique du christianisme par la réforme a passé dans ses toiles. Hardiment il installe les scènes de l’Ancien et du Nouveau-Testament dans la basse-cour d’une ferme, dans la salle vulgaire d’une auberge de village, dans la chambre d’un moulin ou sur le seuil d’une pauvre chaumière. Voilà bien le Christ conçu par la réforme, le Christ redevenu fils de l’homme, qui abdique toute fierté royale, s’assied aux foyers populaires, et tout à coup, révélant son auréole, transforme les plus pauvres taudis en palais d’Orient, et laisse ses hôtes éblouis comme les pèlerins d’Emmaüs ou prosternés de reconnaissance comme le vieux Tobie devant l’ange qui s’envole. C’est bien là, ou je me trompe fort, ce qu’on peut appeler mettre la peinture au service de l’esprit nouveau de son temps. Rembrandt a fait plus, car il a mis prophétiquement dans ses toiles l’esprit du temps qui n’était pas encore et les idées à l’état de germes dans les limbes de l’avenir. Embrassant à la fois d’un seul regard de son génie intuitif la vie présente du protestantisme et ses plus lointaines conséquences, il a deviné ce christianisme rationaliste que le protestantisme devait enfanter comme un fruit tardif, et que nous avons vu mûrir de nos jours. Pour réaliser de si grandes pensées que lui a-t-il fallu ? Vous connaissez les dimensions de ces toiles merveilleuses, les Disciples d’Emmaüs, Tobie prosterné devant l’ange, la Présentation au temple, l’Adoration des Mages ; mais nous devons retrouver Rembrandt, et ce que nous venons de dire suffit et au-delà pour montrer la distance qui sépare un homme de génie véritable d’un esprit témérairement ambitieux.


EMILE MONTEGUT.