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vérité. Un immense géant, Polyphème ou Garguantua, qui pourrait prendre les aigles au vol, le corps plié en deux, écrase à ses pieds des légions d’ennemis comme nous écrasons une fourmilière, et de ses mains étendues atteint ses victimes en fuite. Un détail d’une heureuse invention sert à faire comprendre la puissance colossale du géant : deux hommes placés à l’ombre d’une de ses jambes, et qui n’atteignent pas jusqu’à son genou, lancent avec force d’énormes quartiers de roche qui n’iront pas frapper plus haut que sa cuisse. Or ces deux hommes sont de taille et de vigueur plus qu’ordinaires et pourraient eux-mêmes passer pour des géans dans un autre royaume que celui de Brobdingnac. Jamais on n’a exprimé avec une plus grande énergie ce que le pouvoir politique a de formidable et la force de fatalement malfaisant par le jeu naturel de ses organes. Voilà bien le pied qui mesure neuf arpens et qui, en se posant à terre, écrase, sans même le sentir, des victimes sans nombre, le bras qui, en s’étendant, peut surprendre dans l’ombre ceux qui, parce qu’ils sont loin de sa présence, se croient hors de sa portée, l’œil qui, du sommet de la tête peut, comme un baron féodal du haut de sa tour fortifiée, apercevoir les moindres mouvemens des myrmidons d’en bas qui s’agitent dans la plaine. Cette fois le symbole fait corps avec l’idée qu’il veut exprimer et n’en est pas aisément séparable comme dans ses autres tableaux. L’idée n’est pas née d’abord tout abstraite et grelottante en demandant un corps qu’elle a oublié d’apporter avec elle, et l’artiste n’est pas venu, après de longues combinaisons, la revêtir d’un symbole laborieusement cherché, qui, pouvant s’appliquer à beaucoup d’autres idées qu’elle-même, lui va comme un vêtement trop large ou trop étroit. C’est ce même mérite que nous admirons dans la Chair à canon, où il a représenté de beaux enfans nus jouant autour de l’instrument de mort. Cette pensée n’a pas été froidement combinée, elle s’est élancée du cerveau de l’artiste d’un jet franc, soudain, entraînant après elle sa forme, née à la même minute qu’elle, ce qui est la condition indispensable des heureux engendremens intellectuels. Cela est. simple, clair, fort, et va sans plus de lenteur que l’étincelle électrique frapper directement au cœur.

Wiertz était possédé de la monomanie du grandiose. Il semble avoir obéi toute sa vie à une idée enfantine qui ne se rencontre guère que dans la logique populaire, c’est que la grandeur se mesure à sa taille, qu’une grande pensée exige nécessairement de grandes dimensions. On aurait pu lui faire observer que le spectateur était en droit de tenir le même raisonnement, et de mesurer l’admiration qu’il devait éprouver aux dimensions de la toile offerte à ses regards. Puisque vous me présentez une toile qui a 20 pieds