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conception est intitulée Rien n’est impossible à l’homme. Eh bien! cette toile est la réfutation la plus directe de ce qu’elle prétend prouver, et par suite du système de Wiertz tout entier. Eh ! si, il y a quelque chose d’impossible à l’homme, c’est de forcer la peinture à dire que rien ne lui est impossible d’une manière claire et immédiatement intelligible. Je défie qui que ce soit de comprendre ce sujet, y consacrât-il sa vie, sans avoir recours au livret. Regardez, et dites-moi ce que vous voyez. J’entends d’ici votre réponse; je vois des acrobates d’une habileté consommée qui font tourner en l’air des boules dorées, et qui tournent dans l’espace en même temps qu’elles. Grands dieux, quelle étrange fantaisie est-ce donc là? Fort heureusement, pendant que vous vous creusez la tête pour comprendre, vous avez pour vous consoler de vos peines la contemplation de ce joli corps de femme qui reporte votre imagination vers Rubens, et qui témoigne d’une étude intelligente et fructueuse de ce grand artiste; mais enfin cette contemplation a un terme, et vous continuez à ne pas savoir ce que l’artiste a voulu dire. Enfin vous avez recours au livret, et au moyen de l’explication qu’il vous donne vous arrivez à comprendre que ces acrobates sont les puissances de l’âme humaine, que ces boules sont les sphères célestes, et que le tout veut dire que l’homme va toucher les astres par la pensée, et n’est qu’une traduction humanitaire du sic ilur ad astra adressée comme encouragement aux générations de l’avenir.

Cette toile est bien l’expression de l’état d’esprit dans lequel Wiertz semble avoir passé toute sa vie, rêvant d’aller décrocher les sphères, et retombant à terre dès qu’il avait atteint les hauteurs d’un troisième étage faute de support. C’est là ce qui s’appelle partir de la rue Saint-Denis pour conquérir le monde et arriver aux Batignolles. La vérité est que le principe de ces erreurs est un immense entêtement, et qu’au fond de ces conceptions trop souvent confuses, fréquemment incertaines et toujours discutables, il se cache un orgueil de Titan. Sans s’en douter, Wiertz n’a fait autre chose dans ces toiles démesurées que tracer le portrait de cet orgueil, et écrire avec le pinceau une sorte d’interminable autobiographie.

Mais l’esprit de système a une tyrannie qui lui est propre, et quand on a le malheur de lui rester fidèle, son poids, loin de s’alléger avec les années, devient toujours plus accablant. Des natures autrement douées que Wiertz, un Goethe, un Beethoven, n’y ont pas pas résisté. L’esprit de système engage le talent dans une voie si particulière qu’au bout d’un certain temps on doit forcément perdre de vue la nature et dépasser le domaine de la vie. Le second Wilhem Meister est encore intelligible, comparez-le au premier cependant, et demandez-vous où Goethe serait allé, si, avançant toujours