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cher des élémens de figures et de paysages dans les taches de pluie des vieux murs, les salissures des plafonds, les formes des nuages. Un Goya, un Gallot, un Jean Steen, un Quevedo, un Hoffmann, nous disent de même : Voulez-vous peindre des tableaux ou écrire des contes fantasques, observez attentivement les nez bossus, les verrues excentriquement placées, les bouches mal fendues, que vous rencontrerez, et vous y trouverez le point de départ des combinaisons les plus comiques. Et voilà en quoi consiste la poésie de Jean Steen, c’est dans cet art d’utiliser la réalité au profit de l’imagination ; seul il possède ce caractère parmi les peintres hollandais, qui luttent au contraire de toute la puissance de leur art pour ne pas obéir à ces provocations de la réalité, même quand ils dessinent leurs caricatures les plus outrées. Je recommanderai volontiers à ceux qui voudraient se rendre compte de cet art particulier à Jean Steen l’examen d’un petit tableau du musée de La Haye où il a représenté un idiot bossu, bancroche, brèche-dent, qui porte des poulets entre ses bras dans une basse cour; ce n’est pas un de ses bons tableaux, mais c’est le meilleur exemple que l’on puisse donner pour faire comprendre le caractère de ce fantastique tiré directement de la réalité, car là il se laisse saisir nettement, tandis que dans tous les autres il est finement dissimulé.

Tel est Jean Steen, artiste vulgaire et vivant, esprit médiocre et vrai poète. Cependant la règle la plus générale souffre des exceptions, et Steen n’est point tout entier dans l’ignoble et le grotesque. Une ou deux fois il a eu du charme, entre autres dans le ravissant petit tableau du musée Van der Hoop où est représentée une jeune fille recevant la visite de son médecin. Quel est son mal? On ne sait, mais elle en guérira sans doute, car elle écoute de l’air de la personne la plus rassurée sur son sort. Plusieurs fois il a eu de la bonhomie et de la gaîté décente lorsqu’il s’est peint dans des repas de famille entouré de ses amis. Enfin une fois il a été sérieux autant qu’un homme comme lui pouvait l’être dans les Noces de Cana du musée d’Arenberg. Ce tableau a du mouvement et de la vie: mais il n’y faut point chercher, bien entendu, la suave austérité du Nouveau-Testament. Cela dit, nous ne pouvons partager l’avis de quelques critiques sur la bouffonnerie de ces Noces et l’anachronisme commis par Steen en plaçant la scène dans une taverne hollandaise. Steen a fait ce qu’avaient fait avant lui des hommes autrement grands, Rubens et Véronèse. Véronèse, vivant à Venise, a donné aux Noces de Cana le milieu splendide d’un palais de marbre, les convives les plus choisis et les plus magnifiquement vêtus; Steen, vivant en Hollande, leur a donné le milieu d’une salle de kermesse ornée de ces guirlandes de feuillage qui font d’ordinaire la parure de ces boutiques de gaufres drapées de blanc et de rouge que l’on