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de poésie circule constamment dans les ruisseaux de Steen, quelque boueux qu’ils soient. Non, Steen se rattache à une tout autre famille de talens, et, quand nous les aurons nommés, le lecteur comprendra tout de suite pourquoi nous insistons sur le don poétique de ce peintre, et quel est le genre de poésie que présentent ses ouvrages. Ses vrais confrères dans les arts, c’est Callot, c’est Goya; dans la littérature, ce sont les picaresques espagnols, et, chose qui surprendra peut-être un peu, Hoffmann. Qu’il possède le même genre de verve cynique, le même comique débraillé, le même pittoresque sans scrupule que nous admirons chez les picaresques espagnols, cela n’a pas besoin d’être démontré après l’analyse que nous avons faite de quelques-uns de ses tableaux. Ne tenez compte que de la ressemblance des formes d’esprit et de talent, établissez la différence naturelle qui doit exister entre la chaude Espagne et la blafarde Hollande, et vous qui avez vu Steen, dites si jamais picaresque espagnol a mis plus de franchise dans l’expression de l’ignoble que n’en a mis le peintre dans la scène d’ivresse que l’on voit au musée Van der Hoop. Une fille bestialement jolie est étendue ivre-morte sur le banc d’une échoppe ou d’un cabaret; dans la même auge, tout près d’elle, un vieillard vaincu par le même démon de l’orge et du houblon est couché tout de son long. C’est le dernier degré de l’ignominie, mais toute la lourdeur du sommeil de l’ivresse est dans ce morceau de boue animée que les trompettes du jugement ne réveilleraient pas.

Ce n’est pas seulement dans cette franchise et cette fougue cyniques que consiste la poésie de Jean Steen. Chez lui comme chez les artistes dont nous avons cité les noms, plus encore que chez eux peut-être, la réalité la plus basse conduit aux visions fantastiques les plus grimaçantes, et la vulgarité engendre l’hallucination. C’est que comme eux il a remarqué que nos actions les plus communes étaient déterminées par le jeu de secrets ressorts qui font partie de l’organisme même de notre être. Ce sont ces esprits vitaux qui circulent invisibles à travers les actes les plus repoussans de la vie humaine qu’il fait suinter pour ainsi dire des pores de ses personnages. Comme Goya et Hoffmann, il a remarqué avec quelle complaisance la réalité, loin de proscrire le rêve et la vision, leur ouvre au contraire la porte toute grande par le branle singulier que certains de ses détails impriment à l’imagination. Un nez d’une forme excentrique, l’aboiement d’un chien, le cri d’un perroquet, une paire de bras trop longs, une taille ramassée en boule ou allongée en peuplier, détails assez insignifians par eux-mêmes, deviennent facilement le point de départ d’une série de combinaisons fantasques et chimériques par la provocation qu’ils exercent sur l’imagination. Léonard de Vinci donnait à ses élèves le conseil singulier de cher-