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même visage, des traits maigres et allongés, un grand nez, un œil luisant, clignotant ou démesurément ouvert, et une sorte de sourire bêtement vicieux. Tel est le malin du tableau que nous venons de citer, le mirliflore de la noce d’Anvers, et un certain fantôme équivoque qui figure dans une des toiles de la Trippenhuys d’Amsterdam, la Fête de saint Nicolas, sujet qu’il affectionne, car il l’a varié plusieurs fois[1]. C’est le jour de la fête de saint Nicolas, et la mère de famille distribue à ses enfans les récompenses remises pour eux par le patron du jour. Dans le nombre, il se trouve un gentil marmot qui n’a pas été sage, et le saint n’a rien remis pour lui. Il pleure à chaudes larmes; mais qu’il se console, la Saint-Nicolas ne se passera peut-être pas sans apporter quelque cadeau, car dans le fond, tout près de l’alcôve, se dresse un grand diable de fantôme, de sexe indéfinissable, qui pourtant a forme féminine, et ce fantôme montre discrètement à l’enfant une belle pièce ronde. Qu’est-ce que ce fantôme qu’on n’ose pas trop interroger? Est-ce une grand’mère? Elle est d’aspect bien singulier. Est-ce Astaroth en personne? Il est bien déplacé dans cette scène de famille. Ce Méphistophélès est évidemment un symbole, car ce grotesque Steen a des prétentions à la satire morale. Il a une philosophie, et il l’a exprimée plusieurs fois, notamment dans un certain tableau qui se trouve au musée de La Haye et qui s’intitule, selon les livrets, soit la Fête aux huîtres, soit le Tableau de la vie. Cette philosophie est d’une portée médiocre, car voici l’image singulière sous laquelle Steen s’est représenté la vie humaine. Il paraît que chacun de nous a une huître à faire avaler et qu’il passe son temps à chercher qui l’avalera. La société est figurée dans ce tableau sous la forme d’une immense salle de taverne hollandaise, où compères et commères de toute condition, les uns en vêtemens populaires, les autres en beaux pourpoints et en robes d’étoffes précieuses, sont occupés à débattre les conditions de leur précieux marché. Eh bien! et quand l’huître est avalée, la vie est-elle close? En ce cas, elle est moins qu’une des bulles de savon que souffle ce jeune gars placé dans le grenier, bulles qui symbolisent sans doute le néant de notre existence. On voit que la philosophie de Jean Steen ne vaut pas sa verve.

On a comparé Steen à Hogarth. Il y a en effet quelques ressemblances entre eux; mais l’analogie n’est que superficielle. Hogarth est toujours moral, quelque sujet qu’il traite; Steen ne l’est jamais. Hogarth, esprit autrement profond que Steen, a toute la philosophie que celui-ci n’a pas; mais en revanche Hogarth, malgré son génie d’observation comique, reste toujours prosaïque, tandis que l’esprit

  1. Notamment dans une toile, cette fois irréprochable, qui se trouve au musée de Rotterdam.