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cette frénésie que nous montre Jean Steen, mieux que Téniers, mieux que Van Ostade, mieux que Brauwer lui-même, car il met dans ses tableaux toute la fougue que ses rivaux ne connaissent pas, — sauf Brauwer, et encore chez Brauwer il y a plus de tapage que de fougue, — et il fait fi de la décence relative que les autres n’oublient jamais. Dans leurs scènes les plus basses en effet, les autres Hollandais ne perdent jamais une certaine réserve, soit qu’ils aient été retenus par une sorte de puritanisme imposé par la société générale, soit que la patience et la lenteur de leur art, amoureux du rendu à l’excès, ait glacé cette spontanéité qui peut seule exprimer la fougue : leur trivialité est inoffensive; ils peuvent offenser le bon goût, la délicatesse, le sentiment de l’élégance, ils n’offensent pas le sens moral. Prenez Téniers, par exemple, dans quelqu’une de ces fêtes de village qu’il a si souvent reproduites; c’est une basse idylle que vous contemplez, mais enfin ce n’est qu’une idylle. Téniers, il est vrai, peut paraître un exemple mal choisi, car de même que sa couleur et sa touche proviennent de Rubens, le peuple qu’il a montré buvant et chantant est le bon, le docile peuple flamand, et non le peuple hollandais, le plus carrément indépendant qu’il y ait peut-être sur ce globe. Prenez Van Ostade en ce cas, examinez-le dans ses scènes populaires si remarquables et comme perfection de peinture et comme réalité d’observation, par exemple dans ces deux perles inimitables du musée de La Haye, l’Extérieur et l’Intérieur d’une chaumière ; certes ce ne sont pas des mœurs bien relevées qu’on y contemple, mais rien n’y choque le sens moral : tout ce qu’on observe de plus mauvais sur les visages de ces paysans, c’est une certaine âme âpre, dure, calleuse, que ne peuvent voiler ni les fumées de l’ivresse, ni les joies de la sociabilité, l’âme d’un peuple tout entier à des pensées de gain, et qui épie les biens matériels de ce monde d’un regard plus attentif qu’aucun autre. Prenez encore ce vaurien si spirituel d’Adrien Brauwer; la galerie d’Arenberg contient un excellent spécimen des sujets qu’il affectionne. Deux vieux magots ayant bu trop de bière se sont pris aux cheveux en dépit de leur âge, et se cassent leurs brocs sur la tête avec une vivacité sénile des plus amusantes : ce sont des gens à mettre au violon et à renvoyer ensuite à leurs familles; mais le scandale qu’ils donnent n’est pas grand. Gaîtés de tapageurs, de buveurs, de fumeurs, Adrien Brauwer, le plus débraillé de tous ces peintres, ne sort pas de là; ce sont mœurs fort bruyantes, mais après tout inoffensives. Quant à ces autres maîtres exquis dans leur trivialité, un Gérard Dow, un Miéris, je n’ai pas besoin de dire combien ils sont honnêtes et réservés.

Jean Steen est bien autre chose. — Il peint avec cette même