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artistes venus quelques instans trop tard, leur rôle est celui de glaneurs sur un champ complètement moissonné. Studieusement ils ramassent les épis tombés inaperçus des moissonneurs qui ont précédé, ou dédaignés par eux dans la fougue de leur travail. Cependant ces épis appartenaient à la riche moisson qui a été récoltée; c’est la même paille, le même grain. Aussi celui qui contemple leur gerbe à distance peut-il aisément les confondre avec leurs prédécesseurs; mais ce n’est là qu’une illusion. Ce sont des puissances et des facultés autrement hautes que l’intelligence, qui donnent naissance aux grandes époques d’art; c’est le travail des siècles arrivé à maturité, c’est l’esprit universel qui, trop longtemps errant et muet, demande à se fixer et à parler, et qui s’abat sur d’innocens interprètes, heureuses victimes passives qui expriment des pensées plus grandes qu’elles-mêmes; c’est la vie générale contenue dans de nobles individualités qui arrive à faire explosion. Ame universelle des choses, souffle errant dans l’infini, instinct obscur et à l’insaisissable travail, voilà les véritables promoteurs des grands mouvemens d’art, et non la chétive intelligence aux combinaisons lentes et peu sûres. Cependant des hommes comme un Gaspard de Crayer ou un Mendelssohn sont encore de très grands artistes, parce que leur intelligence ne cherche pas ses ressources en elle seule, et qu’elle s’applique surtout à découvrir et à utiliser les miettes dédaignées du riche banquet dont ils voient la fin; mais quand enfin ces miettes ont disparu, quand l’intelligence est réduite à ses propres ressources, quand l’artiste se trouve en face de sa propre individualité, ah! quel isolement, quelle indigence, quels efforts! Alors commence le régime des académies, des écoles, des systèmes; bien de nobles personnalités apparaissent encore, mais elles n’ont d’autre loi qu’elles-mêmes et ne répondent qu’à elles-mêmes. L’âme universelle a trouvé satisfaction, et, passant d’un pays à un autre, elle laisse à l’état de nain le pauvre groupe d’hommes que par ses dons acceptés avec inconscience elle avait un moment rempli d’orgueil et exalté jusqu’à se croire un peuple de géans. Allah! Dieu seul est grand !

Des artistes comme Gaspard de Crayer marquent une transition en même temps qu’ils marquent un achèvement. Je disais en commençant qu’ils indiquent que l’inspiration change de nature, comme en voyage on est averti qu’on change de pays par la différence de plus en plus tranchée de la physionomie du paysage. Quand on regarde Crayer, quoiqu’on se sente bien en Flandre, il semble cependant que l’on approche de la France. Et en effet savez-vous bien qui l’on trouve en Gaspard de Crayer, quand, le dépouillant de la riche influence de Rubens, de sa douce couleur, des trouvailles pittoresques qu’il doit à l’émulation ou à l’imitation ingénieuse, de cet