Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/964

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui a cédé avec une docilité et en même temps une modération qui témoignent d’une singulière intelligence. Il a pris de Rubens ce qu’il en pouvait prendre, ni plus ni moins, sans que sa personnalité dévoyât ou fût écrasée; éclectiquement, comme l’abeille compose son miel, il a extrait de toutes les qualités du maître juste ce qu’il en fallait pour servir de remède et de correctif à sa propre nature. C’est Rubens qui a réchauffé d’un feu doux ses conceptions, qui sans lui auraient été trop tièdes; c’est lui qui a donné du ton à ses pensées, qui dans leur délicatesse auraient paru souvent malingres; c’est Rubens, en un mot, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui a stimulé son sang pur, mais sans vivacité, et fait monter le vermillon à ses joues trop pâles. C’était un génie un peu valétudinaire que Gaspard de Crayer, et il est permis de croire que sans l’influence de Rubens, réduit à ses propres ressources et à l’influence de son maître Van Coxcie, l’élève des Italiens, il eût souvent manqué des moyens de mettre en saillie ses qualités fines et rares; mais jamais grand homme ne fut le médecin d’un plus intéressant malade.

Gaspard de Crayer se sépare de tous les autres peintres de l’école flamande de cette glorieuse période par le caractère propre de son inspiration. L’inspiration des peintres flamands de cette période est une inspiration toute de nature et de tempérament, que l’on pourrait appeler physique, si ce mot n’était pas une espèce de calomnie pour désigner une opération où l’être vivant de l’homme est tout entier engagé. Ils peignent de fougue, d’un jet spontané et libre, où les esprits de la chair ont autant de part que ceux de l’âme. Malgré sa constante noblesse. Van Dyck lui-même ne fait pas exception à cet égard, et, s’il fait à beaucoup l’illusion de chercher plus particulièrement que ses maîtres ou ses rivaux ses inspirations ailleurs que dans le bouillonnement intérieur de la vie, c’est tout simplement qu’il traduit une nature composée d’élémens plus exclusivement fins et nobles. Au fond il peint avec sa chair tout autant qu’un Jordaens; seulement sa chair, fine et belle, animée d’émotions qui correspondent à ses qualités, est une manière d’âme? tandis que la chair de Jordaens, lourde et brutale, est une manière de robuste limon. Mais le bon Gaspard de Crayer n’avait pas cette force de nature, et sa seule inspiratrice était la faculté abstraite de l’intelligence, qui sera toujours dans les arts une muse secondaire. Tout ce qu’il a peint porte le cachet d’une méditation patiente, d’un labeur curieux et prolongé, d’un choix arrêté après de longs tâtonnemens, d’un triage scrupuleux de pensées et de sentimens. Infinis sont les soins qu’il a pris pour varier les sujets traditionnels usés par tant de magnifiques peintures, pour en faire sortir des œuvres qui