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après le musée d’Anvers, l’église de Saint-Bavon de Gand et l’hôpital de Saint-Jean de Bruges. Cependant il mérite que le curieux lui consacre une longue demi-journée de son temps, car c’est là qu’il fera pour la première fois connaissance intime avec un artiste dont nous ne possédons que de trop rares échantillons, et qui est pour nous singulièrement attachant et sympathique, l’intelligent, le chaste Gaspard de Crayer.

Bien qu’il ait été contemporain de Rubens et de Van Dyck, et que sa mort ait précédé d’une dizaine d’années celle de Jordaens, on peut considérer Gaspard de Crayer comme le dernier représentant non-seulement de l’école d’Anvers, mais de la peinture flamande tout entière. Le sentiment pathétique qui avait soutenu toute la peinture des Flandres depuis son origine dit avec lui son dernier mot; avec lui, on touche à ces extrêmes frontières, après lesquelles l’inspiration change nécessairement de nature, comme le paysage change de physionomie lorsqu’on passe d’un pays dans un autre. La meilleure méthode pour dire ce qu’il fut, c’est de le mettre en contraste avec ces deux autres grands peintres issus de Rubens, qui furent ses émules et ses rivaux, et qui ont été plus heureux que lui devant la gloire et la postérité, et ici admirons combien universelle est l’inspiration du vrai génie, comme elle sait féconder les natures les plus diverses, les aptitudes les plus contraires, et, pour tout dire, les âmes les plus ennemies.

Van Dyck, Jordaens, Gaspard de Crayer, sont trois fleurs splendides écloses autour du tronc de Rubens; toutes trois ont bu la même sève puissante, mais que leurs couleurs, leurs formes et leurs parfums diffèrent! Quelle ressemblance y avait-il donc entre l’âme élégante de Van Dyck, l’âme robuste et vulgaire de Jordaens et l’âme laborieuse et chercheuse de Gaspard de Crayer, pour que la même inspiration pût donner l’essor à leurs talents? C’est que les hommes de génie souverain comme Rubens ont en eux un si riche mélange qu’ils sont semblables à la nature, qui, avec les mêmes élémens inégalement distribués, alimente la vie chez les tempéramens les plus opposés. Le charmant Van Dyck, d’une âme élégante comme son corps, a absorbé les élémens les plus nobles de Rubens, la magnificence et la puissance pathétique; mais comme cette âme avait, en vertu même de son essence, un besoin suprême d’élévation, comme elle était dominée avant tout par l’aspiration vers tout ce qui était haut, et trahissait ainsi une certaine faiblesse, — les hommes tout à fait supérieurs ne connaissent pas l’aspiration, car leur nature est en parfait équilibre, et ils ne peuvent monter plus haut qu’eux-mêmes, — il a féminisé, pour ainsi dire, cette puissance pathétique par crainte d’être vulgaire, et, à force de