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savoir si vous avez vraiment compris une œuvre d’art, posez-vous toujours cette question : au moment où j’ai cru découvrir son secret, ai-je senti qu’elle m’arrachait quelqu’un des miens? Si vous pouvez répondre oui, vous l’avez comprise; si vous répondez non, son secret vous est resté fermé, ou bien elle correspond à quelque chose que la nature n’a pas mis en vous, ou que l’expérience ne vous a pas encore donné. Or je vous le demande, combien de ces heures bénies peut-on rencontrer dans un de nos rapides voyages modernes? Pour moi, j’avoue, sans faux respect humain, que ces heures sont toujours rares, et que je ne considère point comme conquises à mon intelligence toutes les choses sur lesquelles mes yeux se sont arrêtés. Combien j’envie le privilège de ceux qui n’ont pas à faire un aussi humiliant aveu, et qui peuvent oser dire : J’ai tout vu, et non pas tout regardé! Leur attention n’a donc jamais été lassée? Leurs yeux n’ont donc jamais été distraits? Le souvenir tout palpitant encore du chef-d’œuvre qu’ils venaient de quitter n’a donc jamais contrarié chez eux l’intelligence du nouveau chef-d’œuvre devant lequel ils venaient se placer? Il n’y a donc jamais eu en eux conflit de sentimens et d’admirations? Leur imagination est donc toujours prête, et lorsqu’ils l’ont appelée pour les aider dans quelque évocation morale ou quelque résurrection historique, ils ne l’ont jamais trouvée sortie? Voilà une imagination bien sédentaire et qui ne mérite guère son nom traditionnel de folle du logis. La mienne est plus rebelle, j’en conviens, ce qui est d’une bien grande ingratitude, car elle est de toutes nos conseillères intimes celle que j’aimerais le plus à consulter à toute heure, et dont j’aimerais le mieux écouter les leçons.

Cette courte préface a pour but de prévenir ceux de nos lecteurs qui arrêteront les yeux sur ces pages qu’ils ne doivent y chercher que des impressions d’une nature purement personnelle. Tant pis si les œuvres dont je les entretiendrai sont de nature diverse ou même si contraire qu’il serait impossible de les grouper systématiquement ensemble. J’ai toujours considéré que la première chose qu’un écrivain devait à son lecteur, c’était sa personnalité, et c’est pourquoi, me taisant sur les choses que j’ai vues seulement, je me bornerai à celles que j’ai senties plus ou moins vivement, et qui ont accru en moi à quelques rares minutes le plaisir d’exister.


I. — GASPARD DE CRAYER.

Le musée de Bruxelles est le premier que l’on visite quand on passe de France en Belgique, et cela est vraiment heureux pour lui, car il paraîtrait bien insignifiant et bien pâle, si on le visitait