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C’est ensuite le tour des villes qui ont combattu pour Léopold. Les bourgeois de Schaffhouse, de Winterthur et de Frauenfeld ont laissé bon nombre des leurs sur le champ de bataille. Fribourg a fait un fâcheux voyage et qui lui coûte bien cher. Et tous ceux du Bodensee (lac de Constance), tous ceux des bords du Rhin, qui ont voulu faucher, l’herbe d’autrui, ils ont été mal payés du travail qu’ils avaient entrepris. Hommes de Constance, vous aussi vous étiez venus pleins d’espoir ; mais votre bannière est maintenant pendue dans une église de Schwyz suivant l’antique usage ! La bannière de Zofingen n’est point tombée aux mains des vainqueurs, quoique ses défenseurs aient tous succombé : elle est rentrée à Zofingen avec le porte-étendard, qui avant de mourir l’avait déchirée en morceaux et avalée ; on a trouvé celui-ci avec la hampe du drapeau entre les dents. Ainsi le poète jette ses strophes vengeresses aux ennemis ; il parcourt le champ de bataille, reconnaît les morts, compte les tombeaux des vaincus. En terminant, il reprend le ton de l’allégorie ; le taureau et la vache rentrent dans leurs montagnes en devisant de leur victoire. C’est le cachet imprimé à la petite épopée populaire.


« Dans ses railleries et ses gais propos, la vache brune dit au taureau : — Un seigneur voulait traire mon lait dans son cuvier ; çà ! j’ai renversé le cuvier, et je lui ai si bien donné de mon sabot sur l’oreille, que maintenant il est bon à mettre sous terre ! »


Aujourd’hui vainqueurs et vaincus ont disparu de la terre, les tombes mêmes se sont effacées. Il ne reste sur le terrain silencieux de la bataille qu’une chapelle modeste, comme toutes celles de ce pays, se dérobant à moitié derrière les trois petits arceaux de son porche. Dans l’intérieur, on voit aux deux côtés d’un grand crucifix deux hommes agenouillés et priant : c’est Goldundingen, le maire de Lucerne, et l’archiduc Léopold, morts tous deux, le premier au début même, le second à la fin du combat ; sur la porte est représenté le dévoûment d’Arnold Winlelried. On prie encore tous les ans dans cette chapelle pour les uns et les autres, Autrichiens et Suisses. La passion humaine, même la plus noble, celle de l’indépendance, n’a point ici sa place ; mais on la retrouve dans un autre trophée que possède la ville de Lucerne. On le visite au-dessus du petit arsenal du canton. Là sont réunies en une salle étroite les vénérables reliques des combats de la liberté : ce sont des panoplies de chevaliers tués sur le terrain, de longues piques comme celles où s’enferra Winkelried, des bannières toutes noircies et tachées de sang. Voilà les dépouilles ramassées à Sempach :