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foi plus sanglante encore des vieilles superstitions antéhistoriques.

M. Bain n’admet qu’un seul fait primitif et universel en morale, c’est le fait de l’approbation et de la désapprobation; mais de cela seul que parmi les actions humaines il en est que j’approuve, d’autres que je désapprouve, ne faut-il pas conclure que j’ai une certaine règle d’après laquelle j’approuve ou je désapprouve? Ne faut-il pas que je compare mon action ou celle des autres hommes à une autre action idéale qui a été ou n’a pas été accomplie, mais qui devait l’être. J’ai devant mes yeux, par exemple, un moi ayant dit la vérité au lieu d’avoir menti, ayant supporté une injure au lieu de m’être mis en colère. Si je me blâme ou si je blâme les autres, c’est que je me compare ou les compare à cet autre homme que j’ai dans l’esprit, et qu’il y a désaccord entre l’un et l’autre. J’approuve au contraire lorsque mes actions ou celles des autres hommes sont d’accord avec cet homme idéal ou en diffèrent peu, et si l’on réfléchit qu’aucun homme en particulier n’est jamais absolument semblable à cet homme dont j’ai l’idée (ce qui faisait dire aux stoïciens qu’il n’y avait jamais eu un seul sage, pas même Zénon, pas même Socrate), on accordera donc que nous nous faisons l’idée d’un homme en soi, distinct de tout homme individuel, et dont chacun approche ou s’éloigne plus ou moins.

Où prenez-vous, me dira-t-on, cet homme en soi, cet idéal, ce type qui n’a jamais été réalisé et ne le sera jamais? N’est-ce pas là une pure abstraction? Sans aucun doute. Je suis loin de soutenir la doctrine platonicienne de l’homme en soi. C’est évidemment l’expérience qui nous donne les élémens de cette conception; mais il est certain aussi qu’aucune expérience particulière ne nous l’a fournie tout entière. Dans chaque cas particulier, voyant un homme qui agit d’une certaine manière, je m’en représente un autre qui vaudrait mieux. Celui-ci m’étant donné à son tour, j’en conçois un troisième qui vaudrait mieux encore, et bientôt, me familiarisant avec ce mode de raisonnement, je conçois que quelque homme que ce soit, si excellent qu’on le suppose, pourra être toujours conçu comme inférieur à quelque autre que j’imaginerais. A la limite de ce procès, je conçois donc un homme tel qu’il ne pourrait pas y en avoir un plus excellent. C’est cette double nécessité d’avoir un type ou modèle moral supérieur à tout homme en particulier, et qui ne soit pas cependant une vide abstraction, qui a donné naissance à la grande conception chrétienne de l’homme-dieu. D’une part, il n’y a qu’un dieu qui puisse être parfait; de l’autre, il n’y a qu’un homme qui puisse servir de modèle à l’homme.

M. Bain nous représente très bien l’acte moral comme un combat, comme la lutte de deux pouvoirs; mais qui dit combat dit vic-