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homme que parce qu’elle est supposée représenter la suprême mesure... De même que chaque homme a sa raison par participation à la raison commune de l’humanité, de même chaque homme a sa conscience par participation à la conscience commune de l’humanité. » M. Bain s’inscrit en faux contre ces paroles. Où est donc cette mesure suprême, demande-t-il? sur quoi est-elle fondée? qu’on la produise. Est-ce une conscience modèle, semblable à « l’homme vertueux » d’Aristote[1]? Est-ce la décision d’un corps public chargé de décider pour la communauté? Nous réglons nos montres, dit encore le philosophe anglais, à l’observatoire de Greenwich. Où est le type, la mesure, l’étalon d’après lequel chacun pourrait régler sa montre en morale? C’est un abus de langage que de se représenter comme quelque chose de réel la vérité en soi, la loi en soi, abstraction faite d’esprits individuels, approuvant et jugeant. Il doit donc y avoir quelque personne, quelque esprit privilégié possédant cette forme typique de l’idéal moral, cette mesure absolue. Qu’on le nomme, qu’on nous le montre, ce mortel privilégié, mais qu’on ne nous parle pas d’une conscience en l’air, suspendue dans le vide, sans sujet d’inhérence, et que nul n’a jamais rencontrée.

Il nous est impossible de contester à M. Bain que tout jugement (y compris les jugemens moraux) est toujours l’acte d’un esprit individuel affirmant ou niant, approuvant ou blâmant; que ce qu’on appelle la vérité et que l’on impose comme une règle, une loi, une mesure à la croyance individuelle, n’est jamais que l’abstraction de ce qui est universellement ou quasi-universellement pensé par des raisons individuelles, la mienne comprise; que lors même que l’on a des raisons de croire que c’est à la parole de Dieu qu’on adhère et qu’on obéit, c’est encore la raison individuelle qui reconnaît cette parole de Dieu à certains signes (miracles, prophéties, durée, morale, etc.); que la raison dite impersonnelle n’exprime autre chose que ce qu’il y a de commun entre toutes les raisons individuelles ; que l’on ne peut admettre et à peine comprendre la doctrine averroïste de l’unité de l’intellect[2] ; que même, allât-on jusqu’à soutenir avec Malebranche que nous voyons tout en Dieu, ce serait encore chacun de nous qui individuellement lirait à livre ouvert dans la pensée divine. Dans toute hypothèse, la raison universelle, la conscience universelle n’est que la résultante de ce qu’il y a de commun entre toutes les raisons, toutes les consciences indi-

  1. Aristote dit dans sa Morale, en modifiant la formule de Protagoras, que « c’est l’homme vertueux qui est la mesure du bien et du mal. »
  2. Averroès disait qu’il n’y avait qu’une seule intelligence pour tous les hommes. Voyez Renan, Averroès et l’Averroïsme.