Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/849

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la morale du Christ dégagée de la légende, elle ne pourrait y voir qu’une inspiration historique et locale de cette conscience éternelle et universelle qui avait déjà dicté ses oracles avant l’Évangile et qui les dictera encore après. Pour le peuple, le christianisme libéral n’est plus une religion, car il n’en conserve aucun des signes qui puissent la faire reconnaître : ni l’autorité du dogme, qui maintient la discipline dans ses rangs, ni le prestige du surnaturel, qui fait taire sa raison sous le coup des miracles, ni même l’intérêt de l’histoire, si chère à son imagination par tant de détails émouvans. Ce n’est plus que l’enseignement d’une sagesse abstraite, bien que tout humaine, qu’on ne peut même pas lui donner pour la parole authentique d’un homme vivant, souffrant, mourant en tel lieu, à tel jour. Dans de telles conditions, le christianisme libéral pourra faire de nombreuses conquêtes dans le monde protestant ; grâce à l’éloquence, à la science et au dévoûment de ses apôtres et de ses docteurs, grâce aussi à la faveur des temps, il pourra se propager et s’étendre de manière à former une église considérable, peut-être la plus grande de toutes les sectes protestantes par la valeur intellectuelle et morale de ses membres ; il est fort douteux qu’il parvienne à rallier à son symbole les classes populaires elles-mêmes. Quant aux sociétés catholiques, elles y répugnent invinciblement. L’évolution religieuse, qui va si naturellement au tempérament des sociétés protestantes, ne convient point au leur. En France particulièrement, où la logique règne même sur les intelligences vulgaires, il serait peut-être plus facile de passer brusquement de la religion à la philosophie que de s’arrêter à un christianisme réduit de la sorte.

Ainsi, ni dans le monde catholique, ni dans le monde protestant, à part l’agitation qui se produit dans l’élite des croyans, le mouvement de réforme ne semble point sensible au sein des masses. Le monde religieux, par son apparente immobilité, offre un contraste frappant avec le monde savant, philosophique, politique, où s’agitent dans toutes les grandes sociétés modernes tant de problèmes, où se préparent et se produisent tant de découvertes, de systèmes, de réformes et de révolutions. Cette apparence ne cache-t-elle pas un travail latent, profond, incessant, qui doive aboutir à une grande transformation religieuse du monde moderne ? C’est ce qu’il serait curieux de rechercher.


ETIENNE VACHEROT.