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contemporaines ? À travers la variété des caractères nationaux et des intérêts, il se forme ainsi une vie commune sous certains rapports, et cette vie, en vérité, n’est rien moins que livrée au repos ; c’est un travail permanent et agité, un combat de toutes les heures. Quand la lutte n’est pas dans les faits, elle est dans les esprits ; quand ce n’est pas une question de diplomatie qui s’élève et devient pressante, c’est une insurrection qui met le feu à un pays. C’est l’Espagne aujourd’hui qui entre à son tour en scène et qui prend pour le moment la première place. Que va-t-il arriver en effet de cette insurrection qui a éclaté il y a quelques jours, et qui est peut-être tout près en ce moment de devenir une révolution victorieuse, l’orageux point de départ de tout un ordre d’événemens imprévus ?

Une chose apparaît bien clairement au premier coup d’œil, c’est la gravité de cette insurrection espagnole, qui a deux caractères aussi nouveaux que redoutables. D’abord elle est l’œuvre delà marine, qui a commencé le mouvement devant Cadix, et c’est la première fois que la marine donne le signal d’un soulèvement au-delà des Pyrénées. En outre, et ce qui est bien plus grave, ce n’est plus cette fois d’un ministère, de la domination d’un parti qu’il s’agit, c’est la couronne de la reine Isabelle qui est en cause. Jusqu’ici les insurrections, si violentes qu’elles fussent, étaient venues expirer au pied du trône, et la révolution de 1854 elle-même s’était abaissée devant une royauté qui était encore assez forte pour se relever d’une humiliation passagère. C’était l’époque où le général Prim, un des chefs de l’insurrection actuelle, avouait devant les cortès constituantes que, s’il n’avait pas été nommé à une première élection par ses compatriotes catalans, c’est qu’il n’avait pas fait des déclarations assez monarchiques. Quatorze ans sont passés : au lieu de s’affermir et de se fortifier, la royauté n’a fait que s’affaiblir par degrés en perdant son prestige, et maintenant elle n’a plus peut-être que quelques jours pour se disputer elle-même à un soulèvement nouveau dont le premier mot d’ordre est la déchéance de la reine. C’était pourtant bien facile à prévoir. La révolution est devenue à peu près inévitable lorsque la politique espagnole s’est lancée dans cette voie de réaction à outrance et sans mesure où elle se débat depuis quelques années. Tant que le général Narvaez a vécu, il a joué cette terrible partie avec une énergie mêlée assurément de beaucoup d’imprévoyance, mais enfin avec un certain succès, et encore faut-il dire qu’avant de mourir il avouait lui-même que le moment d’en finir avec la politique de compression était venu. Son successeur, M. Gonzalez Bravo, n’était certes point homme à porter longtemps un fardeau que lui, Narvaez, commençait à trouver lourd. M. Gonzalez Bravo a voulu continuer néanmoins ; il a payé d’audace, comme si l’audace suffisait, et il n’a pas vu qu’en redoublant d’intempérance dans la réaction, en poussant tout à l’extrême, il achevait de perdre la reine,