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ception de l’abstrait a pris naissance dans l’intelligence, il s’opère entre le monde et l’esprit comme une communion perpétuelle; les impressions deviennent les élémens des idées, mais les idées à leur tour se font les juges et les interprètes des impressions.

Les couleurs, les formes changeantes, les qualités, les états et mouvemens divers sont des symboles matériels à travers lesquels l’âme raisonnable aperçoit des lois éternelles, antérieures et supérieures aux phénomènes. Les sens sont plus ou moins imparfaits, leurs impressions sont plus ou moins obtuses : peu importe ! si l’esprit dans ces fragmens brisés d’un miroir a pu apercevoir le reflet de l’absolu, si l’intelligence, maîtresse des lois de la nature, sait construire des sens artificiels, et arrive à mesurer des forces dont l’organisme humain ne reçoit qu’un contre-coup indirect et éloigné. La doctrine des causes finales, supposant une perfection absolue dans les organes et une harmonie native entre le sujet et l’objet, est impuissante en face de la science pure, qui démontre d’une façon péremptoire que les organes sont imparfaits, que rien dans l’être humain non plus que chez les animaux n’est achevé, définitif, qu’on aperçoit partout la trace de métamorphoses passées, et qu’on sent partout en même temps l’instabilité et la flexibilité. La philosophie ne doit être ni sourde ni aveugle, elle n’a rien à craindre de la science des faits; les faits sont comme une porte dont seule, en définitive, elle tiendra toujours la clé. Cette étude rapide sur l’œil et la vision doit bien le faire comprendre, car à quoi nous a conduits la critique de l’œil comme instrument d’optique et comme appareil de sensibilité? N’est-ce pas à cette conclusion précieuse que l’expérience et le raisonnement jouent dans le phénomène de la vision un rôle prépondérant, que l’homme apprend à se servir de sens incomplets pour arriver à une connaissance de plus en plus parfaite du monde externe, enfin que la matière corporelle n’est qu’une sorte de manteau transparent jeté entre notre esprit et entre le temps, l’espace et l’absolu?


AUGUSTE LAUGEL.