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il y a ici autre chose qu’un phénomène purement physique, il s’agit de l’interprétation d’un phénomène : l’image est un signe, un symbole derrière lequel nous devinons l’espace. Le deviner ne serait rien encore, mais nous le mesurons. C’est l’esprit qui court sur le rayon lumineux et qui s’y arrête à un point déterminé. C’est l’esprit qui juge que ceci est près et que cela est loin, c’est lui qui arrondit la circonférence en sphère, qui déroule la surface d’une plaine jusqu’à l’horizon, qui voit parallèles deux lignes que l’œil aperçoit convergentes, qui repousse les corps à leur vraie profondeur, qui devine les formes d’après les ombres, et les solides d’après les surfaces.

Comment se fait cette merveilleuse éducation de la pensée? Les uns prétendent que l’œil y suffit, les autres que l’œil ne pourrait la faire sans l’aide d’un autre sens, qui est le toucher. Suivant les premiers, nous percevons directement la distance; suivant les seconds, la faculté d’apprécier la distance ne serait point innée, inhérente à l’appareil visuel, elle serait simplement une conquête du raisonnement et de l’expérience. S’il y a une sorte d’harmonie préétablie entre la cause des impressions et l’organe qui les reçoit, il faut qu’une correspondance exacte et nécessaire se produise spontanément entre la localisation des images et la localisation des objets. M. Giraud-Teulon, qui s’est beaucoup occupé de la théorie de la vision binoculaire, admet que la rétine frappée par un rayon lumineux a conscience de la direction de ce rayon. Deux points rétiniens touchés en même temps dans les deux yeux par des rayons partis d’un point lumineux sentent deux directions, si l’on peut parler ainsi, et à l’entre-croisement de ces directions un point dont la distance se trouve déterminée par une façon de triangulation géométrique. Dans cette théorie, ce n’est pas l’image rétinienne que l’œil perçoit; à travers cette image et sur le prolongement du rayon visuel, il discerne l’objet même à la place qu’il occupe. L’image d’un objet est toujours renversée sur la rétine; nous ne voyons pas moins les objets droits parce que nous retournons au point de départ de l’impression sans nous arrêter à l’image rétinienne.

La théorie empirique nous semble se tenir plus près de la vérité : le phénomène de la vision n’est pas purement matériel, il commence dans les sens, il finit dans l’esprit. Le sens qui nous occupe ne diffère pas en ce point des autres, du toucher, par exemple. Tenez une bille entre le pouce et l’index, et vous aurez immédiatement le sentiment que vous touchez quelque chose de rond. Ce jugement est toutefois un phénomène mental des plus complexes; en fait, on a deux sensations séparées, limitées à de petites surfaces