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présente l’atelier coopératif, nous pouvons laisser la parole aux délégués. Ce mode d’entreprise, dit l’un d’eux, « exige de l’ouvrier une moralité très haute, une capacité supérieure à la moyenne. En y entrant, l’ouvrier s’expose à beaucoup de risques au lieu d’être assuré d’un salaire fixe, comme sous le régime de l’entrepreneur. Le plus souvent l’entrepreneur peut supporter de grandes pertes sans arrêter le travail. Les travailleurs associés, n’ayant que de faibles capitaux, sont menacés de la ruine à la moindre imprudence; ils n’ont point ces lumières, cette expérience des affaires, cette connaissance du marché, qui sont l’apanage du patron riche, travaillant pour lui seul sous l’impulsion de l’intérêt personnel toujours en haleine. » Ces objections sont fort sérieuses ; le délégué ne désespère pourtant pas du système coopératif, et il trace le tableau des conditions auxquelles peut réussir une association ouvrière. « Il faut : 1° qu’elle soit composée d’hommes d’élite, 2° qu’elle tienne le plus grand compte de l’unité de direction, c’est-à-dire qu’elle se confie à un seul gérant investi de pouvoirs très étendus; 3° elle doit, dans le taux de la rémunération, tenir compte de l’inégalité des services rendus; 4° il lui faut un capital suffisant pour résister aux crises industrielles; 5° elle doit tendre par toute son organisation non pas à amoindrir, mais à développer l’individu, ses forces, ses lumières, son habileté, son zèle, sa ponctualité, son esprit d’ordre, son équité, sa bienveillance à l’égard des autres. Elle doit avoir pour devise : la plus grande liberté dans la plus grande sociabilité possible. » On voit que l’association ouvrière ressemble à la république de Montesquieu, il faut qu’elle soit fondée sur la vertu. Nul doute que les ateliers coopératifs où se trouveraient réunies toutes les conditions qui viennent d’être énumérées n’arrivent à une prospérité éclatante. Plusieurs même ont prospéré qui ne satisfaisaient pas sans doute à tous les articles du programme[1]; mais en général les entreprises de ce genre sont arrêtées par des obstacles bien connus : le manque de capital ou de crédit, les rivalités et les défiances intérieures, la faiblesse d’une gérance élective. Voilà les inconvéniens qui sont dans la nature, et il n’est pas facile de les faire disparaître ; quant à ceux qui sont dans la législation, il est plus

  1. Parmi les associations actuellement existantes, celle des bijoutiers en doré a été fondée en 1834, — celles des ferblantiers, des fermiers, des tailleurs de limes, des tailleurs d’habits en 1848, — celles des lanterniers, des lunetiers, des menuisiers en fauteuils, des facteurs de pianos en 1849, — celles des menuisiers en voitures, des serruriers pour meubles en 1850, — celle des tourneurs d’essieux en 1851, — celle des peintres en bâtimens en 1857. Le nombre des associations de production s’est accru surtout depuis 1864. Il y en a aujourd’hui à Paris une soixantaine, dont quelques-unes, celle des mégissiers, celle des fondeurs de fer, par exemple, sont très florissantes. On en compte en province un nombre à peu près égal.