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II était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre dormaient comme on ne dort qu’à la campagne, après la chasse. Étienne se mit au lit, Hortense prit place à son côté et demanda la permission de lire un chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si bien qu’Étienne s’assoupit. Il se réveilla plusieurs fois, la lampe était toujours allumée.

« Mais dors donc, chérie ! disait-il

— Tout à l’heure, mon ami ; il n’est pas tard, et je suis si heureuse »

Le matin, vers huit heures, il étendit un bras, ouvrit les yeux et s’aperçut qu’il était seul dans le grand lit. Sa seconde pensée fut pour le manuscrit qu’il avait confié à sa femme ; Jean Moreau n’était plus là. Il sonna la femme de chambre et dit :

« Où est madame ?

— Monsieur, il y a une bonne heure que madame est sortie.

— Avec un livre ? Avec un paquet en forme de livre ?

— Oui, monsieur.

— Dans le parc ?

— Non, monsieur, dans le village. D’ailleurs voici madame. »

Hortense se jeta au cou de son mari :

« J’ai tout lu, dit-elle. Je n’ai pas fermé l’œil, impossible de m’arracher à notre livre. Que c’est bon ! Que c’est vrai ! Que c’est beau ! Tu as raison, Étienne, c’est ton chef-d’œuvre ; mieux encore, c’est toi !

— Qu’en as-tu fait ?

— Me crois-tu femme à perdre ce que j’ai de plus cher ? Non, mon ami, tu peux être tranquille.

— Tu as serré le manuscrit ?

— Parfaitement… Sans doute.

— De quel air singulier tu dis cela I

— Tu t’es donc aperçu que je mentais ? Eh bien ! tant mieux, j’en suis contente. Ta femme ne peut rien te cacher, même pour un grand bien. Voici le fait. Tu m’approuveras, j’en suis sûre.

— Mais parle donc

— Ah ! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien dire. Tes discussions avec mon ex-beau-frère, ses résistances, tes scrupules, votre malentendu, me faisaient peine et pitié. Je n’ai jamais douté de ton bon droit, mais je me demandais par moments s’il n’était pas cruel de contrister ce pauvre bonhomme. La lecture de Jean Moreau m’a dicté un parti héroïque. Il est moralement impossible qu’un être intelligent s’oppose à la publication d’un tel livre après l’avoir lu. Je suis allée chez Célestin, je lui ai dit :

« Lisez et jugez-nous !

— Malheureuse ! Mes habits ! Arriverai-je à temps ?

— Que crains-tu ?

« Tout. J’en mourrais. Je sens qu’il me serait impossible de récrire ce qui est fait. Et je n’ai pas songé à garder une copie ! »