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voisins l’accueil qu’il a repu. Il n’y a plus d’avares ni de maussades ; le bouchon des bouteilles part tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s’ouvrent spontanément au milieu de la nuit, et les écus dansent en rond dans la chambre. Ces périodes de bon temps se prolongent par la force des choses, en vertu de l’impulsion première et de la gaieté acquise. Interrogez les vieillards de province ; il n’y a pas une ville où l’on ne dise : « Nous nous sommes bien amusés telle année, et encore l’année d’après. »

La petite capitale où régnait M. le comte de Giboyeux fut en liesse pendant trois ans, grâce à l’inauguration de Bellombre. L’hiver suivant ne fut qu’un chapelet de bals et de divers priés ; le théâtre eut tant de succès que le directeur ne fit point faillite, à son grand étonnement. On tira l’hiver en longueur, et l’on avança tant qu’on put les ébats de l’automne ; il n’y eut pas de morte-saison pour les fanatiques du plaisir.

Bellombre revit tous ses hôtes de l’an passé et beaucoup d’autres. La renommée du château s’était répandue au loin ; il était convenu et prouvé dans un rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain, le plus heureux mari, le causeur le plus gai, le buveur le plus franc, le cavalier le plus solide, le chasseur le plus triomphant et le meilleur garçon du. monde était M. Étienne, homme de lettres converti. Chose incroyable, sa beauté persistante et son dandysme obstiné n’effarouchaient ni les prudes ni les jaloux. On le savait, on le voyait amoureux de sa femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter la moindre chose.

Si parfois la lecture d’une lettre ou d’un journal, l’analyse d’un livre nouveau, l’annonce d’une comédie en cinq actes, l’éloge d’un jeune auteur inconnu lui donnait un quart d’heure de mélancolie, Hortense était seule à le voir, et la tendre créature ne s’en ouvrait à personne, pas même à lui. Elle s’étonnait par moments qu’un puissant producteur comme Étienne fût resté plus de deux années sans écrire.

Le fait est qu’il ne répondait pas même à ses amis et que sans ce mémorandum où il jetait quelques lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu’il avait peur du papier blanc. Elle l’excusait de son mieux : il se repose, pensait-elle. Après ce travail épuisant qui a précédé notre mariage, deux ans de récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il m’aime tant ! J’occupe tout son esprit aussi bien que son cœur ; une autre idée pourrait-elle y trouver place sans me déloger quelque peu’? Tout est bien.

Les gens du monde qui fréquentaient sa maison ne se demandaient même pas pourquoi il n’était plus homme de lettres. Il leur semblait tout naturel qu’on n’écrivit ni pièces ni romans dès qu’on