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Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra au même instant un retour sur lui-même. « Et moi ! que viens-je chercher ici ? Ce que je gagne à quitter Paris vaut-il ce que j’y laisse ? Qu’adviendra-t-il du pauvre Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt ? Combien faut-il de jours de pluie pour réduire un esprit valide à ce néant moral que le bâilleur d’en face exprime à la façon des huîtres ? Si je me sauvais ? Il en est temps encore ; rien de conclu, liberté réciproque. Quel tapage à Paris ! Le soir même où tous les journaux… ! Les gens qui me rencontreraient sur le boulevard se frotteraient les yeux. Pour bien faire, il faudrait se cacher jusqu’à neuf ou dix heures et apparaître en plein foyer de la Comédie-Française. Vous ! Lui ! Toi ! Tableau. Quelle aventure ! Oui, mes enfants, je suis des vôtres pour la vie, et je lirai cinq actes le mois prochain !

Son esprit se complut tellement au détail de cette hypothèse, qu’il oublia le colonel, la pendule, la pluie et tout. Lorsque l’hôte lui cria : c Monsieur, le train arrive en gare dans vingt minutes ! » il s’aperçut qu’il avait dormi en plein jour. C’était bien la première fois depuis trente ans et plus. Il secoua ses dernières illusions de célibataire et courut au-devant d’Hortense. La famille Bersac s’était recrue, chemin faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs à pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer aux vieux Bersac qu’une veuve ferait mieux de voyager avec son futur qu’avec un prétendant évincé ; mais il fut désarmé par l’accueil amoureux d’Hortense et par l’air honnête du cousin, qui se mariait lui-même dans un mois, après l’inspection générale.

On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin, où l’on &na parfaitement, entre soi, sans cérémonie. Quelques notables de la ville, la fine fleur des bien pensants, dix personnes au plus, hommes et femmes, arrivèrent à neuf heures pour prendre le thé. L’élément féminin laissait à dire, mais les hommes de ce parti n’étaient pas aussi grotesques qu’Étienne l’avait supposé. lis le choyèrent à qui mieux mieux, et lui firent entendre qu’on serait tout à lui s’il se livrait tout entier, s’il se rangeait aux bons principes, et s’il rompait loyalement avec cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni l’autel. « Messieurs, dit Bersac jeune, j’ai sa parole : l’honneur, je réponds de lui comme de moi-même. »

Étienne eût donné de bon cœur les compliments de ce sénat pour trois minutes de tête à tête avec sa femme, mais la surveillance obstinée des Bersac suivit les amants jusqu’au bout. On profita d’une embellie pour reconduire processionnellement la jeune veuve à son logis, et plusieurs gardes du corps en jupons l’escortèrent jusque dans sa chambre, tandis que le chœur des vieillards