Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’enrichir de tout point, à le tenir ouvert, à jour, au courant des moindres recherches comme on en a tant fait sur le moyen âge depuis vingt-cinq ans, sur la renaissance, et même sur le XVIIe siècle. Une seule erreur découverte dans une de ses pages l’aurait rendu malheureux et ne lui eût pas laissé de repos qu’il ne l’eût rectifiée et fait disparaître. Des milliers de détails l’eussent partagé et absorbé. Il n’aurait songé qu’à multiplier les éditions, c’est-à-dire les perfectionnemens, tout comme M. Henri Martin pour son Histoire de France. Il serait devenu l’homme d’un seul livre : il n’eût plus été l’amateur universel. Le style aussi l’aurait démangé sans cesse ; pour être artiste, il faut être un peu ouvrier : cela consume des heures, et l’expression après laquelle on a couru vainement vous poursuit ensuite jusque dans le monde ou vient couper vos méditations solitaires. Ampère, établi l’historien d’office d’une grande littérature et ayant charge d’un monument, serait donc devenu un autre Ampère que celui que nous avons eu et qui ne calculait rien, gai, libre, capricieux, distrait ou absorbé, tout à la veine présente, obéissant à tous les souffles, à toutes les fougues de l’intelligence. Il n’aurait plus rayonné en tous sens ; il aurait moins su, moins appris avidement de tout bord. Arrivé dans son sujet à des époques en vue, à la période classique de son histoire, il aurait dû y séjourner longuement et tourner beaucoup, pour les renouveler, autour de choses connues et de chefs-d’œuvre tout domestiques, lui qui n’était jamais plus heureux que hors de chez soi. Il n’aurait plus été aux ordres de l’une ou de l’autre de ses nombreuses et brillantes facultés à toute heure : il n’en aurait pas eu seulement la dépense et le plaisir, il en aurait eu l’économie. Esclave d’une pensée unique ou dominante, à la tête de quinze ou vingt volumes toujours présens et en cours d’exécution, ayant l’œil aux travaux d’autrui pour en profiter ou pour se défendre, condamné à un vrai régime de patience, il n’aurait plus été aussi libre de ses mouvemens ; sa chaire l’eût assujetti jusqu’au bout : il aurait dû se retrancher bien des excursions et plus d’un voyage. Rome ne l’aurait pas si fort captivé, ni transformé jusqu’à la moelle en citoyen romain ; Paris serait resté son centre et sa capitale, il n’aurait plus fait l’école buissonnière en grand. Avec moins d’oubli et d’abandon, il eût été moins aimable, moins délicieux en société, moins cher à ses amis, peut-être moins digne de l’être. Au lieu de se prodiguer avec eux et de verser sans compter, il se serait ménagé ou dérobé à de certains jours. Dans tous les cas, il aurait moins joui pour lui-même ; il aurait moins pensé, moins embrassé à souhait le temps et l’espace, il aurait moins vécu. Au point de vue de la philosophie supérieure et suprême, qu’y a-t-il donc à regretter ?


SAINTE-BEUVE.