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tard. Les déchiremens de ce cœur qui n’avait pu tout concilier ne sauraient mieux se peindre que dans la lettre suivante, par lui adressée sur le moment même à M. de Loménie, et dont quelques mots sont à demi effacés par des larmes :


« Marseille, 26 avril (1859).

« Mon cher ami,

« Je vous écris de Marseille, où il y a eu hier huit jours j’arrivais de Rome et où la nouvelle entièrement inattendue de l’affreux événement m’a foudroyé. J’étais dans une complète illusion, née de celle du cher malade avec lequel je n’avais cessé de correspondre que lors des accidens du mois de janvier, et alors une lettre de M. Bunsen était venue bientôt me rassurer après de vives alarmes en m’annonçant sa convalescence. Depuis, Tocqueville m’avait écrit, comme à l’ordinaire, les lettres les plus rassurées, toujours d’une grâce d’amitié charmante, et témoignant d’une entière liberté d’esprit. Moi qui savais qu’il s’inquiétait beaucoup de sa santé, je ne pouvais croire à aucun péril prochain, en lui voyant cette absolue sécurité. Autour de lui, on semblait la partager, et une lettre écrite par Mme Bunsen à une de ses amies de Rome le 29 mars dernier parlait de convalescence en progrès : elle confirmait les nouvelles qu’il m’avait données quelques jours avant. Nous avions discuté ensemble le moment où mon voyage à Cannes lui serait le plus agréable et où les anxiétés et les douleurs dans lesquelles j’ai passé l’hiver, étant moins violentes, rendraient mon départ plus facile. Je suis enfin parti, il y a dix jours, non pas appelé par l’inquiétude, mais seulement par l’impatience de le voir, (par) la pensée de remplacer Beaumont que je savais auprès de lui depuis quelque temps et de passer avec mon ami convalescent un mois agréable comme un mois de Tocqueville. J’arrivais ainsi lundi de la semaine dernière à Marseille, quand un journal m’a appris que l’avant-veille il avait cessé de vivre. — J’ai d’abord été comme fou de douleur et de stupeur. Le lendemain j’ai pensé à Mme de Tocqueville. J’ai envoyé une dépêche télégraphique : on m’a répondu par une autre, m’annonçant la cérémonie funèbre pour le lendemain, sans me dire l’heure. Je me suis procuré à la hâte une voiture de poste et suis parvenu à faire marcher les postillons de manière à n’employer au trajet de Marseille à Cannes que quatorze heures, au lieu de vingt que met la diligence. Je suis arrivé à temps ; mais quelle arrivée ! J’ai rencontré dans la rue la bière de celui que je n’avais pas revu depuis que je l’avais embrassé si tendrement à Cherbourg, où il m’avait reconduit. Ses frères étaient là et un ami d’enfance, Louis de Kergorlay. Celui-ci devait ramener la pauvre Mme de Tocqueville, un des frères retournant à Nice où il avait laissé sa famille, l’autre reconduisant la dépouille de son frère, qui, d’après sa volonté, reposera dans le cimetière de Tocqueville. Kergorlay a été rappelé par une dépêche télégraphique,