Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/485

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lagrange-Bléneau, en Brie, ancienne propriété de la duchesse d’Ayen, qui était échue à Mme de Lafayette dans les partages de famille.

Elle passa à Lagrange les meilleures années de sa vie. Le général avait renoncé à tout rôle politique pendant le consulat et l’empire ; il s’occupait d’agriculture, à l’exemple de son ami Washington. Ses enfans se réunissaient autour de lui, il commençait à voir naître ses petits-enfans. Mme de Lasteyrie peint en termes exquis le bonheur dont jouissait sa mère dans cette retraite. « Quand, après tant de fatigues et de souffrances, la vie retirée, tranquille, ne lui aurait pas été nécessaire, la liberté de se consacrer en paix aux affections qui remplissaient son âme, à celle surtout qui les dominait toutes, était le seul bonheur qu’elle pût envier. Elle ressentait avec une vivacité trop profonde, trop passionnée, j’ose dire, les émotions de la vie de famille pour en désirer d’autres. Ni les grandeurs qu’elle avait vues de près ni l’éclat même de ses malheurs n’avaient excité en elle cet orgueil de l’imagination qui ne peut plus supporter une existence simple. Son dévoûment s’était élevé au-dessus de tous les genres d’épreuves, mais les sentimens et les devoirs faciles d’une obscure destinée suffisaient à son cœur. L’amour le remplissait tout entier. » Ces années heureuses passèrent vite ; sa constitution, ébranlée par le séjour d’Olmutz, ne put jamais se rétablir complètement, et au mois de décembre 1807 elle mourut ; elle n’avait pas tout à fait quarante-huit ans.

Certes le récit de Mme de Lasteyrie est complet et achevé. La piété filiale de ses enfans y a joint cependant un document qui en accroît encore la force et l’intérêt ; c’est une lettre écrite par le général lui-même à M. de Latour-Maubourg, en janvier 1808, sur les derniers momens de sa femme. Cet homme, si intrépide dans la vie publique, avait le cœur brisé de cette perte. « Ma douleur aime à s’épancher dans le sein du plus constant et plus cher confident de toutes mes pensées au milieu de toutes les vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux. Jusqu’à présent vous m’avez trouvé plus fort que les circonstances, aujourd’hui la circonstance est plus forte que moi. Je ne m’en relèverai jamais. Pendant les trente-quatre années d’une union où la tendresse, la bonté, l’élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, charmaient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué à ce qu’elle était pour moi, que je ne la distinguais pas de ma propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son cœur s’amalgama à tout ce qui pouvait, intéresser. Je croyais bien l’aimer, avoir bien besoin d’elle ; mais ce n’est qu’en la perdant que j’ai pu démêler ce qui reste de moi. » Puis viennent de longs et poignans détails sur l’agonie, mêlés à des souvenirs, à des retours fréquens sur le passé, où il rassemble avec un douloureux plaisir tout ce qui peut peindre cette femme angélique.

Tous ces détails ont une grâce touchante qui pénètre profondément.