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dans votre dernière lettre… Cette lettre m’a causé un certain chagrin dont vous ne devez pas me savoir mauvais gré ; elle a achevé de me prouver qu’il s’était fait un changement considérable dans votre vie, et que d’ici à longtemps il n’y avait point d’espérance de vous voir, si ce n’est en passant et pour peu de temps. Le centre de votre existence est désormais à Rome : nous ne sommes plus que l’une des extrémités de la circonférence. Voilà le côté triste de l’affaire, et il faut nous pardonner, si nous le voyons et nous en affligeons un peu. Le bon côté que nous voyons aussi, c’est que vous menez, après tout, la vie que vous avez choisie, qui vous plaît, et qui renferme en effet bien des choses de nature à plaire. La société d’une famille aimable et distinguée, des habitudes agréables sans lien trop étroit, et, pour couronner le tout, le séjour de Rome, voilà ce que notre amitié si sincère se dit pour la consolation de ne pas vous voir. Je vous assure avec toute sincérité que cette amitié est d’assez bon aloi pour trouver une vive satisfaction dans ces pensées ; et pourvu que vous ne nous oubliiez pas, ce que je sais que vous ne ferez point, nous nous tenons pour satisfaits. Restez donc là-bas aussi longtemps que cela vous paraîtra bon, sans craindre de refroidir notre affection pour vous… »


Et encore de Cannes, où il était allé passer son dernier hiver, et où il venait d’éprouver une crise violente, Tocqueville lui écrivait le 30 décembre (1858) :


« Je puis bien vous assurer en toute vérité que je n’avais pas besoin de tous les détails que vous me donnez pour être convaincu que, si vous n’êtes pas déjà venu à moi, c’est que les raisons les plus fortes vous en empêchaient. J’ajoute, mon bon et cher ami, que non-seulement je ne vous ai pas attendu, sans pour cela vous en vouloir dans un degré quelconque, mais, je vous dis ceci du fond du cœur, que je vous prie très instamment et très sincèrement de ne pas venir. Je vous connais jusqu’au fond, et c’est pour cela que j’ai une affection si véritable pour vous ; je juge peut-être mieux l’état de votre âme que vous ne pouvez le juger vous-même ; je sais que, si vous veniez ici, vous y vivriez dans un état d’agitation intérieure et profonde que rien ne pourrait dérober à mes regards. Cela vous ferait souffrir, et la vue de cette agitation détruirait de fond en comble tout le plaisir que me ferait sans cela votre présence. Il faut savoir prendre le temps comme il vient. Votre cœur est le même pour moi, mais les circonstances sont changées. Le moment de crise (et je ne crois pas en avoir éprouvé une pareille dans toute ma vie) est d’ailleurs passé. J’ai repris mes forces… »


Mais les crises se succédèrent. Tocqueville s’affaiblissait de jour en jour. Il mourait avant qu’Ampère pût le revoir. Celui-ci, profitant enfin d’un éclair de liberté, accourait d’Italie ; il arriva trop