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n’osait tout dire à M. Mohl ; M. Mohl était pour lui une habitude précieuse, essentielle, utile, pour ainsi dire légitime : ce n’était pas un confident. Ce n’était pas Etienne de La Boëtie pour Montaigne. Or Ampère avait besoin d’un Etienne de La Boëtie. Il avait besoin d’un ami du Monomotapa à qui courir raconter, dès le matin, le songe de la nuit. Il me fît dans un temps l’honneur de me croire digne d’un tel rôle, d’une telle jointure étroite des esprits et des âmes : je fus reconnaissant, mais ma nature trop faible ou trop partagée se déroba. Tocqueville devint l’objet d’un second choix, et par sa noblesse de caractère, par le sérieux de sa vie, par la profondeur, la finesse et la tristesse élevée qu’il exprimait dans toute sa personne, par ce qu’il montrait de talent et par ce qu’il en laissait à deviner, il réalisa pour Ampère le modèle d’amitié que celui-ci ne pouvait se passer d’avoir devant les yeux. La Correspondance de Tocqueville, depuis l’année 1839 jusqu’à la fin en 1859, est remplie de témoignages de tendresse et de mutuelle confiance. Tocqueville consulte Ampère sur ses lectures, sur ses écrits, sur les deux derniers volumes de sa Démocratie en Amérique, et l’ami consulté ne manque pas de trouver, contrairement au jugement du public, ces deux derniers volumes encore supérieurs aux premiers. Ampère n’était pas pour ses amis un critique très sûr ; l’affection le fascinait. En retour, Tocqueville trouvait très beaux les vers d’Ampère à lui adressés : comment en eût-il été autrement ? Il lui parlait de son César, ce drame en vers, et il lui écrivait : « J’ai grande impatience de revoir César embelli encore ! » Un vrai critique lui eût dit : « Laissez ce César, c’est une erreur. » Je ne sais même si je ne me hasardai pas, un jour que je rencontrai mon ancien ami, à le lui dire un peu brusquement ; il me répondit avec infiniment de douceur et d’indulgence pour ma boutade que tout le monde, parmi ses amis, n’était pas de mon avis. Il y a des degrés d’intimité et de complaisance qui ne laissent pas jour au jugement ; mais, si elle avait en ce sens quelques faiblesses et mollesses inévitables, cette noble amitié avait en soi bien du charme et de la saveur. Il y a au château de Tocqueville une chambre dans une tourelle, loin de tout bruit, une étude isolée, comme eût dit Montaigne, qui était à Ampère et qui portait son nom. Les domestiques continuaient de dire : « la chambre de M. Ampère, » même lorsque vers la fin il était infidèle et qu’il ne venait plus. « A partir du 3, lui écrivait Tocqueville (26 septembre 1842), je vous attends ou plutôt nous vous attendons, nous, le billard, l’allemand, la tourelle, et surtout beaucoup d’amitié et un immense désir de vous tenir longtemps dans nos épaisses murailles, à l’abri des soucis, des agitations d’esprit, et j’espère aussi de l’ennui… » Ampère, dans ces séjours à Tocqueville, était bénédictin à son aise tout le jour et brillant de verve