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Le monde l’excédait ; il voulait être tout à sa femme afin de l’avoir toute à lui. S’il la trouvait encore un peu bourgeoise (et rien de plus excusable, pauvre enfant ! ), il la pétrirait à nouveau de ses propres mains.

« Cela n’est pas plus difficile en somme que de créer une héroïne de toutes pièces, comme nous faisons chaque jour dans nos romans. J’ai fabriqué plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les plaisirs de mon public : j’en veux parfaire une meilleure et plus charmante à mon usage. Chacun pour soi, morbleu ! N’est-il pas juste et naturel que le pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le luxe d’un Romain ? »

Je lui fis observer qu’il manquait une pièce importante à son château en Espagne.

« Laquelle ?

— Le cabinet de travail.

— Mon cher ami, répondit-il d’un ton plus grave, tu sais ce que j’ai su produire au milieu du brouhaha de Paris. Le boulevard, le lansquenet, les maîtresses, les camarades, les créanciers, les coulisses, les soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, m’ont laissé le temps d’écrire deux ou trois livres pour de vrai. Tu as vu ce matin que j’improvise encore assez gaillardement avec deux bouteilles de vin de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je pourrai faire quand le repos, la sécurité, le bonheur et l’amour honnête m’auront rendu à moi-même et régénéré à fond ! Je pondrai des chefs-d’œuvre !

— Jean Moreau ?

— Jean Moreau d’abord, et cent autres après. Qu’est-ce qu’un volume in-18 ? Sept ou huit mille lignes d’impression. J’en peux dicter cinq cents en moins de deux heures, tu l’as vu ; une journée de l’homme heureux et libre représente au bas prix dix heures de travail, c’est-à-dire cinq mille gigues. À ce compte, on ferait un volume tous les deux jours, cent quatre-vingts à l’année, et l’on aurait du temps de reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les miens à la moitié, au quart, au dixième ! c’est encore une production de dix-huit volumes par an. M’accordes-tu trente ans le vie ? J’ai cinq cent quarante volumes sur la planche, au minimum. Si je meurs à la fleur de l’âge, dans quinze ans d’ici, je laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant que celui de Voltaire. On sait pourquoi les écrivains de notre époque sont tous stériles, ou à peu près : c’est qu’ils dépensent les neuf dixièmes de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes grâces d’une figurante, la clémence d’un tailleur et les renouvellements d’un huissier. Il se perd journellement à Paris un million de lignes au détriment de la province et de la postérité. Prends tous les hommes de talent, j’en connais bien deux cent cinquante, marie-les à des