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il entrecoupa ma lecture de : bien ! très-bien ! bravo ! comme le discours d’un ministre dans les colonnes du Moniteur, il applaudit le dernier paragraphe, en protestant que de la vie il ne s’était connu tant d’esprit. Seulement il regretta que je n’eusse point débuté par quelques considérations générales sur le bel art de la féerie, dont l’industrie moderne a fait une chose abjecte et méprisable.

« Eh quoi ! voilà des hommes à qui l’on permet tout, on laisse entre leurs mains des ressources et des pouvoirs discrétionnaires. Le passé, le présent, l’avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, tout est de leur domaine ; on leur livre à profusion tout ce qui peut charmer les yeux et les oreilles, lumières, peintures, machines, femmes, étoffes, paillons, danse, musique ; on les affranchit, par privilège, de toutes les règles de l’art dramatique, et en échange de tant de concessions on ne leur demande rien que de nous transporter, quatre heures durant, dans un monde un peu moins plat que le nôtre. Que font-ils ? Ils nous traînent dans des vulgarités plus fangeuses que le ruisseau de la rue Mouffetard l »

Tout en parlant, il m’avait mis une plume dans la main, et j’écrivais sous sa dictée. Lorsqu’il eut épuisé son thème, il parla de Shakspeare et du Songe d’une nuit d’été ; il expliqua comment la prose et les vers doivent alterner dans la féerie, selon que le poète s’élève aux nues ou vient friser le sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile du Topinambour enchanté le conduisirent sans autre transition à un magnifique paysage de Thierry, qui illustrait le premier acte. Il traduisit ce décor à coups de plume ; c’était un effet d’hiver ; il peignit en traits charmants l’hiver sous bois et ses harmonies intimes, les montagnes estompées de brouillard, les brindilles hérissées de givre, le silence épais, étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le filet de fumée bleuâtre qui s’élève en droite ligne sur la maison du forestier, le rouge-gorge frappant aux fenêtre :., le chevreuil affamé qui se dresse contre les arbres pour brouter le sombre feuillage du lierre. A propos du ballet, qui avait la prétention d’être antique, il disserta gaiement, légèrement, avec autant de goût que de savoir, et sans ombre de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et modernes. Un couplet politique, dont j’avais cité le trait final, lui fournit l’occasion de flageller à petits coups secs la poésie de cantate et la littérature de commande. Il finit par une description, vrai morceau de bravoure, où, sous prétexte de peindre les exercices d’un nouveau clown, il étalait un style plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, plus humoristique et plus impertinent que tous les clowns de l’Angleterre. J’étais émerveillé et navré, car de mon pauvre article il ne restait pas un seul mot ; mais Étienne continuait à me remercier comme si véritablement j’avais fait toute sa besogne.