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déranger l’existence si bien remplie d’Ampère. La révolution de février 1848 apporta une secousse dans ses habitudes scientifiques, car dans son universalité de goûts il faisait entrer aussi pour quelque chose l’enthousiasme politique, et il trouva, moyen d’avoir de l’enthousiasme en ce moment-là. La mort de Mme Récamier (11 mai 1849), qui suivit d’assez près celle de M. de Chateaubriand, le laissa bientôt livré à lui-même ; il avait besoin, à travers toutes ses diversions, d’un centre, d’un attachement fixe, d’une affection transformée en devoir, en religion. L’amitié de Mme Récamier, au milieu des hasards de sa navigation et des versatilités de sa barque, était pour lui à la fois l’étoile et l’ancre. Après elle, et quand elle lui manqua, il erra quelque temps comme une âme en peine avant de savoir où se fixer. Il allait avoir cinquante ans : c’est un mauvais quantième pour recommencer la vie.

Il avait contracté, depuis quelques années, avec Alexis de Tocqueville une de ces amitiés-passion dont il était susceptible, et dont sa nature ressentait le besoin : il y trouva, jusqu’à un certain point, un abri et un refuge. Je ne sais pourquoi la biographie d’un homme distingué se restreint presque toujours à l’étude de l’esprit et aux travaux qui en dépendent : la sensibilité a ses mystères qui méritent bien aussi une analyse ou du moins un aperçu. Celle d’Ampère était très particulière, des plus actives, aussi complexe que son intelligence elle-même, et elle avait ses exigences qu’il faut au moins indiquer. J’ai dit qu’il vivait avec le savant M. Mohl d’une sorte de vie commune, et, dans cet arrangement qui dura jusqu’au mariage de M. Mohl, il y avait déjà pour Ampère une convenance et un avantage, quelque chose qui, sans le fixer, le retenait. De plus, il trouvait à l’Abbaye-au-Bois tout ce luxe, ce superflu de l’esprit, chose si nécessaire, et en même temps le lien. souverain d’affection qui le ramenait sans cesse et qui donnait une limite à ses écarts. Le cercle de l’Abbaye, dans sa douce habitude, lui procurait des liaisons agréables et des amis à tous les degrés. Je ne répondrais même pas qu’en cherchant bien on ne lui trouvât en fait d’amitiés féminines, durant le règne de Mme Récamier et dans une moindre sphère, quelque étoile de très petite grandeur, un diminutif ou une doublure de Béatrix, tant le pli était pris ! Eh bien ! malgré tout cela, Ampère avait encore besoin d’un ami intime en dehors de l’ordinaire, d’un ami dont il eût la plus haute idée et avec qui il fût dans un rapport continuel d’admiration, d’épanchement, de confidence à tous les instans. M. Mohl, calme et sage, ne pouvait être cet ami-là ; il n’eût répondu à bien des ébullitions, à des projets en herbe qui se succédaient, à de vrais feux de paille, que par un rire franc et clair qui eût déconcerté le distrait enthousiaste et l’eût dégrisé désagréablement. Ampère