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et les limites du livre et de la méthode de M. Nisard, je suis certes aussi disposé pour mon compte à les sentir que l’a pu être Ampère lui-même ; tout en reconnaissant ce qu’a de ferme et d’ingénieux une idée dominante poursuivie pendant quatre volumes et poussée rigoureusement à son terme, je me sens choqué sinon dans ma science, du moins dans mon simple bon sens, d’une telle unité artificielle obtenue à tout prix. Quand la nature est pleine de variétés et de moules divers, et qu’il y a une infinité de formes de talens, pourquoi n’admettre et ne préférer qu’un seul patron ? pourquoi cette construction, tout en l’honneur de l’esprit français, et dans l’esprit français tout en l’honneur du XVIIe siècle, et dans le XVIIIe siècle tout en l’honneur de deux ou trois noms superlativement célébrés et glorifiés ? Pourquoi substituer des combinaisons d’école ou de cabinet à l’ensemble et au mouvement naturel des choses ? Il est des noms distingués que M. Nisard a oubliés dans une première édition, et il les a oubliés uniquement parce qu’ils n’étaient pas sur la grande route ; mais quand on lui a fait remarquer cet oubli, il n’a eu garde d’en convenir et de revenir. Il a trouvé cent raisons plus subtiles et plus cherchées les unes que les autres pour prouver qu’il avait bien fait de les omettre. Cet homme est l’avocat ingénieux, mais sophistique, des partis-pris. Et pourtant, lorsqu’on a tout dit et qu’on a montré tout ce que l’esprit d’Ampère avait de supériorité en fait d’ouverture, d’étendue, de richesse de vue historique et esthétique, on ne peut toutefois se dérober à cette conclusion : l’histoire de la littérature française de M. Nisard a un grand et dernier avantage définitif sur celle d’Ampère, c’est qu’elle est faite et que l’autre ne l’est pas ; elle est debout et fait de loin fort bonne figure dans sa tour carrée, tandis que l’autre est restée à l’état d’ébauche, n’offrant qu’un vaste tracé, un frontispice et quelques colonnes çà et là : on n’a pas eu l’édifice, on a la ruine.

La première grande infidélité qu’Ampère fit à son cours du Collège de France fut son voyage d’Égypte (novembre 1844-janvier 1845). Jusque-là ce n’avaient été que de légères et vives échappées d’un savant professeur en vacances, échappées extrêmement agréables d’ailleurs et qui ont laissé leurs traces. Le Voyage dantesque, c’est-à-dire le pèlerinage à tous les lieux consacrés par les vers du poète florentin, la Poésie grecque en Grèce, et une Course dans l’Asie-Mineure, qui n’en est qu’un chapitre détaché, sont des essais d’un genre composite, un mélange de réalité, de souvenirs, de lectures et d’observations, le tout vivement présenté et des mieux assortis. Ampère observait peu directement : il n’était pas organisé par la nature pour regarder à fond et pour exprimer puissamment ce qu’il avait devant les yeux ; c’était un lettré en voyage : il lui fallait de l’accessoire tiré des livres ; un souvenir, un rapprochement, une