s’être perdu depuis), tout lui permettait d’assigner à la production française sa vraie place et son vrai rang, sans lui rien retrancher et sans rien exagérer non plus.
Il n’avait rien d’universitaire : ceci est à remarquer ; quoiqu’il eût été élevé dans les lycées et collèges, quoiqu’il eût pour M. Cousin toutes les amitiés respectueuses, et envers M. Villemain toutes les déférences, il n’avait point précisément la tradition comme on l’entendait aux environs du collège du Plessis ou à l’ombre de la Sorbonne, je veux dire la marque et le cachet de l’éducation puisée à nos écoles. Il n’avait rien de ce que MM. Nisard et Rigault laissent voir tout aussitôt dans leur critique. L’esprit d’Ampère offrait table rase aux doctrines et aux méthodes des Fauriel, des Niebuhr, Grimm, Goethe… Il ne recevait pas ces doctrines sur la défensive en quelque sorte, et, comme doit faire tout bon universitaire, la baïonnette en avant, à son corps défendant, ce que fit toujours le docte Victor Le Clerc par exemple. Il n’était pas toujours à cheval sur la priorité accordée à des Français, sur la prééminence française, et aussi il n’allait pas jusqu’à dire d’impatience comme Voltaire : « Nous autres, Français, nous sommes la crème fouettée de l’Europe. » Il se tenait en éveil de toutes parts, dans un état d’indifférence curieuse.
Et comment en aurait-il été autrement ? Sachons bien qu’Ampère vécut d’une vie commune et fit ménage intellectuel de 1830 à 1847, pendant près de dix-sept ans, avec un homme qui est l’érudition et la curiosité mêmes, M. Mohl, le savant orientaliste et mieux que cela, mieux qu’un savant, un sage : esprit clair, loyal, étendu, esprit allemand passé au filtre anglais, sans un trouble, sans un nuage, miroir ouvert et limpide, moralité franche et pure ; de bonne heure revenu de tout avec un grain d’ironie sans amertume, front chauve et rire d’enfant, intelligence à la Goethe, sinon qu’elle est exempte de toute couleur et qu’elle est soigneusement dépouillée du sens esthétique comme d’un mensonge. Pendant dix-sept ans, Ampère vécut avec M. Mohl dans un appartement contigu et qui communiquait : à l’heure du déjeuner, le savant asiatique entrait après une matinée déjà longue passée à l’étude, et c’étaient des nouvelles de Berlin ou de l’Inde, de Calcutta ou de Londres : cela, pour commencer, ne laisse pas d’étendre les idées et d’élargir les horizons. Et le soir combien de fois, rentrant vers minuit, Ampère retrouvait son ami veillant encore, et là, assis au bord du lit, le pressant des questions qui le préoccupaient et que les rencontres de la journée avaient suscitées en lui, il prolongeait jusque bien avant dans la nuit les doctes enquêtes et les poursuites historiques de sa pensée ! car quand une