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capable, firent les frais de deux très piquans articles de M. Guessard, professeur à l’École des chartes[1]. Le volume s’est peu relevé de cette critique aux yeux des gens du métier. Dans la préface de la Grammaire historique de la langue française, par M. Auguste Brachet (1867), je vois le travail d’Ampère à peine mentionné. « Sans parler ici, dit le jeune auteur, de la compilation fort inégale de M. Ampère, ni du livre de M. Chevallet, etc. » Comment ! sans parler ? mais c’est précisément ce volume qui méritait d’être signalé à sa date avec une estime toute particulière, et non d’être ainsi désigné du bout de la plume en passant, sous cette forme d’une prétention presque méprisante. Reconnaissons toutefois qu’Ampère en cela a porté la peine de sa négligence. Cette négligence, qu’il m’a toujours été difficile de comprendre, je ne me la définis que trop : c’est, quand on a mis le pied sérieusement sur un terrain, qu’on y est le premier en date parmi nous, qu’on sent sa force, sa supériorité à bien des égards sur les critiques frondeurs, de ne pas tenir bon, de ne pas leur montrer les dents, sauf à profiter de ce qu’il y a de fondé dans leurs remarques, de ne pas se corriger, se perfectionner à chaque édition, de manière à obliger adversaires et envieux à rendre les armes ou à se taire ; en un mot, un grain d’irascibilité littéraire et de polémique ne nuit pas à l’homme de talent qui a à tracer sa voie et à maintenir ses droits et son rang. Pour mon compté, je n’aurais pas dormi tranquille sous le coup des critiques vraies ou exagérées auxquelles fut exposé l’essai grammatical d’Ampère ; je n’aurais pas eu de repos que je n’eusse tiré l’affaire au clair avec mes contradicteurs. En quoi m’étais-je trompé ?

  1. Voir la Bibliothèque de l’École des chartes, t. II (1840-1841), p. 478-498, et t. III (1841-1842), p. 63-101. — Je ne me sens guère en état de faire l’arbitre et de résumer le débat. Cependant il me semble que si le livre d’Ampère était un peu prématuré, et certaines de ses assertions trop générales, l’auteur n’avait pas tort dans la tendance qui le poussait à constituer des lois. M. Guessard est purement sur la défensive et fort sceptique : je crois qu’il serait prouvé aujourd’hui qu’il l’était trop. Les observations de Diez sur la permutation des lettres ne sont pas du tout vaines, et Ampère avait raison d’entrer à sa suite dans cette voie. Les assertions anticipées, les aperçus, ingénieux et hasardés d’Ampère étaient bien plutôt dans le sens de ce qui s’est vérifié depuis, et les chicanes exactes, mais négatives, de M. Guessard s’accordaient moins avec la direction scientifique qu’a prise décidément la chimie organique des langues. Ampère, en insistant sur les traces du latin populaire, tenait la piste. Des critiques comme celles de M. Guessard étaient utiles assurément pour s’opposer au trop de légèreté et de promptitude des gens d’esprit ; mais un homme d’esprit comme Ampère, même en allant trop vite, avait le sentiment de lois dont la pratique de M. Guessard, si exercée qu’elle fût, ne donnait pas assez l’idée. Il ne tenait certainement qu’à Ampère de corriger, de fortifier son livre et d’en donner une nouvelle édition vers 1845 ; il avait même le temps, en tirant parti de tous les travaux allemands qui se multipliaient sur ce sujet, de donner une troisième édition vers 1855. De cette manière il eût puissamment devancé M. Littré et aurait été au moins un prédécesseur considérable.