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Il n’en reste pas moins que, si Francis n’est pas Junius, personne jusqu’ici n’est plus près de l’être que lui, et il doit demeurer en possession provisoire de l’honneur d’avoir élevé et enhardi le langage de la presse et contribué à établir ses droits en justice. Tel est le sage amour des Anglais pour cette première des garanties des droits d’un pays et de ses citoyens qu’ils oublient aisément les torts et les excès dont Junius s’est rendu coupable et l’odieux du rôle qu’il s’est imposé pour ne voir que ses services, pour ne se rappeler que son courage et ses talens. Sachons-le bien, il n’y a que faiblesse d’esprit ou mauvais dessein contre le bien public dans l’acharnement à ne relever que les témérités et les violences inséparables de la liberté d’écrire. On ne conseillerait à personne d’en user avec aussi peu de scrupule, de sincérité, d’équité, que l’a fait Junius. Les gouvernemens d’ailleurs ont rarement besoin qu’on prenne de telles licences pour se donner le droit de dénoncer leurs fautes à la sévérité du pays : il n’est pas besoin d’excéder la vérité pour se porter leur accusateur ; mais lors même que l’indignation passerait la mesure, que la passion se mêlerait à la justice pour envenimer le langage de l’opposition, l’expérience des choses humaines prouve tous les jours que le courage qui brave le pouvoir est beaucoup plus utile que la passion qui l’outrage n’est nuisible. Celui qui se tient debout devant lui, qui ne lui passe aucune de ses fautes, aucun de ses méfaits, qui diffame à tout risque une politique odieuse et funeste, ne peut après tout rester dans les limites d’une controverse d’école ; il faut des passions civiques pour entreprendre et soutenir cette tâche périlleuse ; il faut les ressentir pour les exciter, et un peuple sans passion ne sera jamais un peuple libre. Il n’y a que les faibles et les fourbes qui cherchent à nous persuader que l’abattement des cœurs et des esprits soit la condition vitale de la dignité des nations, et que le silence du découragement soit la marque la plus certaine de leur sagesse et de leur expérience. Tout ce qui est grand fait du bruit dans le monde, et la liberté est une grande chose. On doit donc honneur et reconnaissance à quiconque élève la voix pour elle, et la voix la plus hardie n’est pas toujours la moins digne d’être écoutée.


CHARLES DE REMUSAT.